Thursday, April 21, 2011

Le 7 janvier 1979 ...

Souvenez-vous de janvier 1979 au Cambodge par Xavier d’Abzac, il n’y a pas que Bush…

publié le 17 janvier 2009

Contenu intégral du commentaire libre posté par Xavier d’Abzac à la suite de l’article « Libération ou occupation : comment les Cambodgiens veulent-ils se souvenir du 7 janvier 1979 ? »

A l’automne 2000, avant sa visite officielle au Vietnam, le Président Bill Clinton, ouvre au public les archives de l’US Air Force pour la période 1964-1975. Vingt cinq ans se sont écoulés après les défaites des Etats-Unis au Cambodge et au Vietnam. Des informations nouvelles mais incomplètes sont obtenues sur les bombardements de la péninsule indochinoise. Une base de données informatisées révèle que du 4 octobre 1965 au 15 août 1973, 2 756 941 tonnes de bombes ont été déversées sur le seul Cambodge ; 230 516 sorties de bombardiers ont été effectuées ; 115 273 cibles ont été détruites. La superficie du Cambodge est de 181 035 km². Le relevé des impacts de bombes prouve que l’ensemble du territoire cambodgien a été massivement touché. En comparaison, au cours de la seconde guerre mondiale, les forces alliées ont largué un peu plus de 2 millions de tonnes de bombes sur l’Allemagne et le Japon, y compris les deux bombes atomiques lancées sur Hiroshima (équivalent à 15 000 tonnes de TNT) et Nagasaki (équivalent à 20 000 tonnes de TNT). De toute l’histoire des guerres modernes aucun autre pays n’a été autant bombardé que le Cambodge.

Le 18 mars 1970, le monde apprend qu’un coup d’Etat a eu lieu au Cambodge. Après douze siècles de monarchie ininterrompue, une république y est proclamée. Elle reçoit aussitôt le soutien des Etats-Unis. La descente aux enfers du peuple cambodgien commence.

Les troupes sud-vietnamiennes, engagées au Cambodge par les Etats-Unis, pour lutter contre toute présence nord-vietnamienne et contre les Khmers Rouges, violent, pillent et massacrent. Le 9 décembre 1970, le Président Richard Nixon donne l’ordre à son Secrétaire d’Etat, Henry Kissinger, d’intensifier massivement les bombardements sur le Cambodge: « tout ce qui vole sur tout ce qui bouge, sans limitation de distance et de budget » répète Kissinger au général Alexander Haig. Ordre de génocide ? de crimes de guerre ?

Un B-52 largue en une seule fois 100 tonnes de bombes sur une longueur de 500 à 1 500 mètres. Les populations civiles et les animaux (« tout ce qui bouge ») endurent ce pilonnage, souvent plusieurs fois par jour, de décembre 1970 à août 1973. Les statistiques des archives révèlent des missions effectuées en vagues de 36 avions B-52 avec 3 600 tonnes de bombes larguées à chaque fois sur une seule région. La destruction de tout le Cambodge se précipite. Ceux qui survivent aux bombardements sont paralysés par la terreur. Ils restent muets et prostrés pendant plusieurs jours. L’explosion d’une grenade ou d’une roquette met certaines personnes en état de choc ; imagine-t-on le cataclysme psychologique que peuvent provoquer 1 000 kilos de bombes explosant sur 5 à 15 mètres ? C’est la panique qui jette les survivants dans les bras des Khmers Rouges, seul groupe armé organisé dans les provinces.

Les régions les plus peuplées sont maintenant des cibles privilégiées. De février à août 1973, les B-52 bombardent massivement autour de Phnom Penh alors que des centaines de milliers de réfugiés affluent vers la Capitale encore préservée. Août 1973, le Congrès des Etats-Unis arrête le financement de la guerre et le Président fait face à la honte d’une procédure qui aboutira à sa destitution en 1974.

Le nouvel an khmer se fête le 13 avril 1975. Il est salué par le départ des derniers diplomates et militaires américains après leur quadruple échec politique, économique, diplomatique et militaire. Quelques jours plus tard, le 30 avril, leurs homologues s?enfuient du Sud-Vietnam. A Phnom Penh, la débandade américaine laisse le pouvoir entre les mains des Khmers Rouges.

Le nombre de tués et de blessés par les bombardements américains est encore inconnu. L’évaluation reste à faire pour tenter d?approcher la vérité. Le chiffre de 150 000 Cambodgiens tués par les bombes américaines a été souvent avancé mais aucune recherche crédible n’a encore permis de le valider. Les routes, les infrastructures et les équipements du pays sont totalement détruits. Le riz ne pousse pas dans les cratères creusés par les bombes et il faudra du temps pour remettre les rizières en culture. Les Khmers Rouges héritent d’un pays entièrement rasé.

Ce 17 avril 1975, les soldats enfants Khmers Rouges entrent dans Phnom Penh, la vident de ses habitants dans le mensonge et la terreur. Pol Pot inaugure son funeste règne avec le sang khmer et il ne cessera plus de le faire couler. Tout le pays est à reconstruire mais, à peine installés à Phnom Penh, les Khmers Rouges décident d?éradiquer toute présence vietnamienne sur le sol cambodgien. Les troupes de Phnom Penh s’activent dans la mission que leur a confiée l’Angkar. Leur prochain objectif sera de reconquérir le Kampuchea Krom. Des combats d’une violence inouïe opposent Cambodgiens et Vietnamiens. Les chiffres de 100 000 soldats cambodgiens et 50 000 soldats vietnamiens tués en 1977 et 1978 sont cités. Les Khmers Rouges se battent héroïquement dans ce combat perdu d’avance. Après une incursion en décembre 1978, les blindés et les troupes de Hanoi envahissent le Cambodge ; elles atteignent Phnom Penh le 7 janvier 1979. Elles resteront dix ans. En 1989, elles rentrent chez elles et cet épisode conclut vingt années d’humiliations pour le peuple khmer.

Au cours de la décennie 1980, jusqu’au début des années 1990, les Cambodgiens reviennent peu à peu des abîmes de l?abomination. Les uns sont terrorisés, d’autres hallucinés, d’autres encore déséquilibrés. Les bonzes ne savent même plus nouer un froc; les paysans qui repeuplent désormais les villes perdent leurs repères; les écoles rouvrent avec des professeurs dont la mémoire est effacée mais qui au moins savent encore lire. Aimés pour leur gentillesse, leur joie de vivre, leur simplicité et leur sourire, pendant quinze années, les Cambodgiens ont été mis à genoux et frappés ? durement frappés. Auprès des premiers étrangers qu’ils rencontrent et qui les interrogent, ils s’excusent de ne plus trouver les mots pour dire leurs souffrances. Ils le font en riant, pour être polis et ne pas les attrister. Religions et culture plus que millénaires ne répondent plus à leurs interrogations. Comment une telle horreur a-t-elle pu être ? Qui en est responsable ? Que sont devenues les protections des Neak Ta, les génies protecteurs ? Que répond Dieu ?

Les enfants ne croient pas ce que leurs parents racontent. Alors le père et la mère se taisent, enfouissent au plus profond les images, les bruits, les mots et toutes les douleurs de l’horreur. Ils n’ont plus de larmes depuis longtemps pour pleurer dans le silence de nuits interminables un enfant décharné mort de faim dans les bras de son père ou, devant sa mère, le crâne éclaté contre un arbre. Trente cinq ans après, au moindre assoupissement, les cauchemars reviennent ; à l’état de veille, les tempes et les yeux douloureux, la poitrine oppressée, rappellent les tourments endurés. Bouddhistes, ayant foi dans l?acquisition de mérites prometteurs d’une vie ultérieure meilleure, ils s?interrogent. Quels crimes ont-ils commis pour avoir été réincarnés dans cette vie présente qui n’est faite que de supplices atroces ?

Conformément à la mode qu’ils ont lancée au XXe siècle,
- Il faut juger ! commandent les Occidentaux. Ils sont relayés par une cohorte de bien-pensants qui scandent:
- La communauté internationale doit juger ! « Communauté internationale », ridicule expression. Cette fois, qui inclut-elle, qui exclut-elle ? La Chine, la Thaïlande, le Vietnam, Monaco, le Zimbabwe ? Ni les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, ni un vote de son assemblée générale n’ont donné son mandat à un tribunal qui doit juger les chefs Khmers Rouges survivants. La Chine avait annoncé qu’elle mettrait son veto. Alors quel est ce tour de passe-passe et quel rôle a joué le Secrétariat Général ? Que se dit-il sur le tribunal dans ces réunions secrètes tenues à New York par des zélateurs toujours prompts à dénoncer chez les autres le manque de transparence ?

2007, après dix ans d’hésitations, s’érige malgré tout un tribunal khméro-occidental, destiné à faire triompher dans cette partie de l’Extrême-Orient les droits romano-germanique et anglo-saxon et les valeurs qu’ils portent. L’ambassadeur d’un vieux pays colonialiste européen répète la déclaration de son Président: « puisque l’on a créé des tribunaux pour le Rwanda, la Sierra Leone, l’ex-Yougoslavie?alors il faut en créer un pour les Khmers Rouges ». Les dirigeants cambodgiens ne l’entendent pas ainsi. Ils mesurent les dangers d’un tribunal laissé sous la seule direction d’étrangers aux motivations et aux financements qui n’ont rien de philanthropique. Ils négocient âprement et obtiennent de pouvoir bloquer les décisions qu’ils estimeraient dommageables.

Dès le début de l’instruction le rôle de ces étrangers se révèle ambigu et augure mal de l?avenir du tribunal. Les pays qui se montrent les plus acharnés à le créer ont, de près ou de loin, joué un rôle dans la tragédie cambodgienne. Les gouvernements de ces pays refusent d’être appelés devant le tribunal, ne serait-ce que pour expliquer une position, éclairer des évènements ou témoigner d’actes passés. La position des Etats-Unis se révèle équivoque, sinon incohérente. Son gouvernement, issu du parti républicain, impose le tribunal mais refuse d’y participer. Il donne de l’argent indirectement en finançant des ONG ou des organisations qui travaillent pour cet aréopage justicier on ne peut plus hétéroclite. Onze ans plus tard, il contribue financièrement directement aux frais engendrés par le tribunal.

Face à ce refus de témoignages cruciaux, à ce rejet d?informations capitales, un légiste ayant gardé la notion du bon sens demandait:
- Quelle est la valeur d’un droit sans histoire, sans contexte ?
Des membres étrangers du tribunal prétendent rendre justice aux victimes et expliquer les raisons de la tragédie. Au mieux ils peuvent « dire leur propre justice » mais certainement pas « rendre justice » aux victimes. Quant à expliquer les raisons de la tragédie, l’interdiction de faire déposer des témoins étrangers ôte aux victimes tout espoir de connaître la vérité. Se crée ainsi dès le début du processus un malentendu. Les victimes se sentent une nouvelle fois victimes car les bourreaux qu?elles connaissent, souvent dans leur propre village, ni recherchés, ni inquiétés, ne seront pas jugés. De plus, elles se demandent comment les juges départageront-ils les victimes des Khmers Rouges de celles des bombardements américains, de celles des combats avec les sud-Vietnamiens et avec les divisions de Hanoi ?

Appeler au « devoir de mémoire », au « travail de deuil », après avoir interdit d’utiliser l’histoire et les témoignages est une insulte à la mémoire des disparus.

Pour juger les chefs Khmers Rouges survivants, un système judiciaire spécial est inventé. Des Chambres Extraordinaires sont créées à l’intérieur des Cours de Justice cambodgiennes. La répartition des rôles entre les co-procureurs et co-juges cambodgiens et étrangers, également au sein du personnel mixte judiciaire, s’établit en proportion de l’argent investi par chaque pays. Les Cambodgiens ébahis regardent avec envie ces justiciers venus d?ailleurs. Payés trois cents fois le salaire moyen d’un fonctionnaire cambodgien, ils habitent de luxueuses résidences à Phnom Penh, roulent dans des voitures qui valent chacune un troupeau de boeufs et déjeunent de repas qui équivalent à cent quatre vingt fois le prix des leurs sans jamais, pour certains, goûter à la nourriture khmère. Ils s’interrogent sur l’indépendance du tribunal, bridé par son mandat qui lui interdit d’aller jusqu’au bout de la recherche de la vérité ; ils peinent à croire que des institutions internationales, dont la probité serait l’apanage, ordonnent des enquêtes après des rumeurs allant crescendo sur la corruption du personnel du tribunal; ils s’étonnent sur les demandes récurrentes du tribunal d’augmenter son budget qu’il estime toujours insuffisant. Serait-ce pour financer encore plus de corruption ? se demandent-ils.

Les Cambodgiens observent ces justiciers étrangers avec une amertume qui évolue vers mépris et désespoir lorsqu’il est rapidement établi que les victimes seront bien reconnues victimes et qu’ensuite on fermera le tribunal.

Autant annoncer le jugement tout de suite, disent-ils.

Leur frustration s’accroît avec l’annonce que le tribunal ne dispose d’aucun budget pour accorder aux victimes survivantes une quelconque réparation matérielle. Mais ce même tribunal trouvera sans difficulté cent cinquante millions de dollars pour se payer lui-même et pour juger cinq criminels non repentis alors que des centaines de milliers de Cambodgiens ne peuvent pas boire une seule goutte d?eau potable et manger à leur faim. Avec une somme pareille on pourrait creuser des puits dans chaque village, construire des canaux d’irrigation et des réservoirs d’eau, fournir une équipe permanente de soins médicaux ambulants pendant 20 ans dans chaque province, donner aux plus démunis un lopin de terre et une habitation humble mais propre, créer des stations pilotes de développement agricole, payer les salaires de plusieurs milliers de professeurs, fournir des millions de moustiquaires et encore par bien d’autres moyens apporter une aide utile aux victimes.

Une Princesse m’a dit :
- J’ai trop souffert. Maintenant c’est une affaire entre Dieu et moi. La justice des hommes est incapable de punir à hauteur des crimes commis. Que pèse la prison à perpétuité, la plus forte peine possible au Cambodge, face aux crimes les plus abjects ? Beaucoup de mes compatriotes voudraient voir les responsables de nos souffrances, enfermés dans des cages de fer, les voir pleurer et demander pardon. Alors, peut-être, pensent-ils, cette repentance apaiserait un peu leur mal. Elle a ajouté :
- Pol Pot est mort et tout lui sera mis sur le dos par les inculpés, mais il n’y a pas que ses complices à juger. Si un procès prétend faire la lumière, il doit expliquer quand, pourquoi et comment Pol Pot a pu prendre le pouvoir. Si l’on veut les extirper, il faut exposer les racines de ce régime sur toute leur longueur. Pol Pot a bénéficié de soutiens à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Dans quelles circonstances et auprès de qui ? Que ce tribunal nous le dise. Mais maintenant, les juges nous expliquent qu’aucun pays étranger ne sera appelé à la barre. Le mandat donné par l’ONU au tribunal est uniquement de juger les chefs Khmers Rouges « les plus responsables ». Pour moi, le chef Khmer Rouge le plus responsable est celui qui a tué mon enfant sous mes yeux ; il est toujours vivant et je sais où. Mon cas est très loin d’être unique et il serait hors mandat du tribunal ? Qui oserait nier ma légitimité à dire que ce tribunal n’est pas qualifié pour me rendre justice ?

La Princesse a continué:
- La Chine a soutenu le régime des Khmers Rouges jusqu’à sa fin et au-delà de sa défaite. Les Etats-Unis qui semblent avoir vocation à mettre le feu à la planète ont une écrasante responsabilité dans le renversement de la monarchie en 1970. Leurs bombardiers B-52 ont anéanti le pays et fait des centaines de milliers de victimes. Ces évènements sont directement liés à la prise du pouvoir par Pol Pot. Est-ce au nom de la justice que les juges nous cacheront la vérité, qu’ils occulteront l’histoire ?

L’Organisation des Nations Unies a accepté que les Khmers Rouges occupent le siège du Cambodge à New York. Une subite décence lui fait ensuite écrire qu’il faut juger au moins douze à trente des chefs Khmers Rouges les plus responsables. Il aura fallu attendre dix ans pour que cinq vieillards misérables soient finalement arrêtés, dix ans après la mort très suspecte de Pol Pot. Pendant ces dix ans, quatre sur cinq ne se reconnaissent pas la moindre culpabilité et malgré l’accumulation des preuves de leurs crimes aucun n’éprouve du remords, ne cherche à se repentir. Pire, ils se disent victimes. Ils nient toute accusation de mauvais traitements infligés aux Cambodgiens par les décisions de l’Angkar. Lors de leur conférence de presse à Phnom Penh en 1999, les deux plus hauts membres survivants de la direction de l’Angkar, disent qu’ils sont « désolés » pour s’en aller ensuite se reposer au bord de la mer.

1975. Une fois le pouvoir entre leurs mains, les Khmers Rouges choisissent de le rendre anonyme. Cela montre et de l’embarras et une mentalité de conspirateurs chez ces hommes qui confisquent l’Etat à leur unique profit. Lorsqu’ils ordonnent l’évacuation de Phnom Penh, aucun nom de responsable n?est cité. « L’Angkar a pensé objectivement, analysé objectivement, décidé objectivement pour vous », s’entendent dire ceux qui vénéraient leurs rois faits de chair et de sang.

Les chefs Khmers Rouges se sont toujours dissimulés. Etudiants au Cambodge, ils se réunissaient secrètement. A Paris, Saloth Sâr, le futur Pol Pot, préférait fréquenter les cellules communistes plutôt que son école de radioélectricité de la rue Violet. En 1963, il prend le maquis et sera rejoint dans la clandestinité par ceux qui, plus tard, feront partie du premier cercle du pouvoir Khmer Rouge. Ils se cachent dans les provinces, incapables de mener un combat politique autre que l’infantile agitation de leurs propres rancoeurs. A la fin des années 1960, ils vivotent dans des villages reculés où ils donnent libre cours à leurs élucubrations. Soldats enfants issus du « peuple ancien », éduqués à « plutôt tuer dix innocents que laisser échapper un seul coupable», élimination de la propriété privée, inculquer dans les mentalités paysannes la phobie des villes et des citadins, volonté d’éradiquer l’individualisme et d?éliminer tout sentiment personnel sont autant de leurs idées extravagantes et fumeuses testées à cette période. La négation de la famille et des parents, tous les adultes étant appelés papa ou maman, la répartition de la nourriture suivant le travail à accomplir, le bannissement des mots « je », « mon », « ma », sont un autre de leur credo. Autant d’imbécillités ne pouvaient déboucher plus tard que sur la terreur et la violence d’Etat. Leur propagande change au début des années 1970 après le renversement de la monarchie car le régime de Phnom Penh est immédiatement honni. La république khmère financée par Washington, née impotente, devient grabataire. Plus aucune vie normale n’est possible dans le pays. Des généraux véreux volent les armes et les médicaments livrés par les Américains et les vendent ? aux Khmers Rouges qui les payent avec des dollars fournis par les Chinois ! La monarchie, trahie par ceux qu’elle avait choyés, est regrettée par tout un peuple ignominieusement abandonné et trahi lui aussi. Le gouvernement de la république est aligné sur la politique incendiaire des Américains qui déversent des centaines de milliers de tonnes de bombes sur le pays. Ce n’est pas le meilleur moyen de se faire aimer. Les Khmers Rouges continuent de préserver leur anonymat et de vivre dans la clandestinité ; ils cloisonnent leurs cellules et leurs repaires dans les provinces ; utilisent des pseudonymes ; c’est pourquoi aucun nom de chef Khmer Rouge ne figure dans les rapports officiels étrangers et dans la presse au cours des années 1970-1975. Pendant leur règne, ils se dissimulent autant qu’ils dissimulent leur pays au monde. Le Cambodge de 1976 est moins ouvert que la Corée du nord du début du XXIe siècle. A partir de 1979, et pendant dix-neuf ans encore, les Khmers Rouges se terrent dans l?ouest du pays et la direction du mouvement utilise secrètement plusieurs villas en Thaïlande, dont une à Bangkok qu’elle occupera jusque dans les années 1990. Pol Pot soigne ses hémorroïdes dans un hôpital thaïlandais. Les Occidentaux connaissent depuis 1975 les crimes des Khmers Rouges par les récits des réfugiés cambodgiens qui fuient leur pays et arrivent dans les camps de Thaïlande. Malgré les témoignages et les plaintes des victimes ils vont légitimer Pol Pot dans les années 1980 car il leur est utile.

Vingt ans après être entré dans le maquis, l’un d’entre eux, plus habile à manier les mots et quelques ficelles rhétoriques, parlera. Il y sera contraint lors des négociations dans plusieurs pays qui aboutiront au traité de paix signé à Paris en 1991. Mais cette volonté de l’anonymat, érigé en principe inviolable de l’exercice du pouvoir, cache le trait le plus marquant des dirigeants Khmers Rouges: l’imbécillité.

« Vous ne pouvez pas comprendre », « un jour nous révèlerons au monde la vérité », « vous ne connaissez pas l’Histoire », « vous pouvez chercher pendant mille ans, vous ne comprendrez jamais les Khmers Rouges », « nous sommes des nationalistes », « nous avons été trahis », « nous expliquerons aux Cambodgiens et au monde entier qui sont les véritables ennemis des Khmers »? s’exclament-ils. Echappatoires grotesques. A leur décharge, il faut leur reconnaître leur schizophrénie et leur paranoïa. Avant d’emmurer leur peuple dans un pays entièrement transformé en camps de travaux forcés, les dirigeants des Khmers Rouges se sont enfermés eux-mêmes dans l’exaltation d’idées irréalistes. « Nous avons été trahis », « nous expliquerons au monde entier qui sont les ennemis des Khmers », « nous avons démasqué des esprits Vietnamiens dans des corps de Khmers », phrases consternantes qui, entre stupidité et irresponsabilité, laissent peu d’espace pour s’apitoyer sur la perte de la perception du réel et la maladie de la persécution des chefs Khmers Rouges.

Devenus les maîtres du Cambodge, les Khmers Rouges exposent aussitôt leur incapacité à gouverner. Qui est ce Docteur ès sciences économiques, récompensé en 1959 par la Sorbonne, qui prétend éliminer la monnaie de l’économie ? Mérite-t-il son doctorat ? A-t-il bien assimilé l’enseignement de Gaston Leduc ? Laisse-t-il sciemment corrompre son intelligence et accepte-t-il de l’assujettir aux inepties de ses camarades ? Approuve-t-il les slogans débiles qu’ils inventent et s’essayent à mettre en oeuvre ? Est-il un dissimulateur ? Ce qui est sûr c’est qu’il est en 1976 chef de l’Etat au moment des horreurs perpétrées à l’égard de ses compatriotes et qu’il choisit de rester à son poste alors qu’il peut le quitter. Comment ne pas s’interroger également sur l’attribution de son doctorat par un jury de la Sorbonne ? Sa thèse traite de l’industrialisation du Cambodge. On en a vu les résultats au terme du pouvoir de sa présidence.

Dès l’arrivée au pouvoir de Pol Pot, les quelques hommes disponibles et expérimentés pour administrer le pays sont exécutés. La peur de voir leur incompétence démasquée va faire couler toujours plus de sang. Leur tentative de justifier ces assassinats par l’absurde idéologie d’une nouvelle société ne trompe qu’eux-mêmes. Leur gestion désastreuse du pays suffit à démontrer leur implacable ineptie. Ils annoncent en 1977 qu?ils peuvent donner à leurs amis chinois des leçons de rapidité en matière d’édification du socialisme. Des dizaines de millions de Chinois viennent de périr dans la « révolution culturelle » (1966-1976) et si les Khmers Rouges l’approuvent, ils l’ont trouvée trop timide.

La chaîne des tueries se met en place, processus bien connu où personne n’est responsable. Le chef du village qui remet la liste de ses administrés classés d’après leurs métiers obéit aux ordres et fait honnêtement son devoir ; le chef de la coopérative qui remet les rapports de séances de critique et autocritique obéit aux ordres et fait honnêtement son devoir ; le cadre politique qui recense les professeurs et les médecins dans la zone dont il a la charge obéit et fait honnêtement son devoir ; le juge qui délivre un mandat d’arrêt à l’encontre d’un médecin et d’un professeur désignés par l’Angkar anonyme obéit et fait honnêtement son devoir ; le chhlôp qui arrête le professeur et le médecin obéit et fait honnêtement son devoir; celui qui doit recueillir les aveux obéit aux ordres et fait honnêtement son devoir y compris en torturant; et le bourreau qui exécute, lui aussi obéit et fait honnêtement son devoir. Le système accuse, arrête, emprisonne, torture et exécute des enfants de six ans déclarés traîtres et espions à la solde de la C.I.A. américaine après qu’ils aient avoué leurs « crimes ».

L’enfant avait cueilli une mangue pour calmer sa faim ; dénoncé pour crime d’individualisme, il doit être puni ; il est emporté par l’absurdité du système ; torturé, il meurt abominablement.

La négation de toute humanité trouve à cette époque sa forme la plus cynique dans l’alternative du diable réinventée par les Khmers Rouges. « Si tu vis ce n’est pas un gain, si tu meurs ce n’est pas une perte ». Des démons dansaient et ajoutaient en choeur: « alors pour une fois rends-toi utile et sers d’engrais ».

En 2007, bien après la mort de Pol Pot et de plusieurs de ses lieutenants, commence l’instruction de dossiers relatifs à la sottise source de crimes. Un par un, cinq vieillards vacillants et bornés sont arrêtés par cent vingt hommes puissamment armés, des hélicoptères tournant au-dessus de leurs têtes.

Par souci de simplicité et pour ne prendre aucun risque, les gouvernements étrangers qui financent à plus de quatre-vingt pour cent le tribunal imposent des conditions: que leurs pays ne soient pas inquiétés et que soient écartés également tous les sujets qui pourraient fâcher la moindre personne ayant une capacité de nuisance même infime. Des chefs militaires, des politiciens, des ministres, des parlementaires, des administrateurs, des fonctionnaires, des ambassadeurs en activité ou à la retraite, retrouvent le sommeil ici et ailleurs dans le monde. Les étrangers créent un droit nouveau pour juger des crimes anciens. Un juge se répand dans la presse sur sa joie à faire un exercice de création d’un droit syncrétique.

- Cela a été une des raisons qui m’ont incité à accepter avec enthousiasme cette nomination, dit un nouveau nommé.

Les victimes apprécient l’enthousiasme de cette marque de compassion à l’égard de leurs souffrances. Leur désarroi n’est cependant pas encore à son comble.

On présente le choix du droit romano-germanique pour conduire l’instruction comme une victoire triomphale sur le droit anglo-saxon.

Le tribunal insulte culture et religion des victimes. Des centaines de milliers d’ossements sont exposés sur le territoire du royaume. Parmi les croyances bouddhistes, celle de la paix de l’être après le décès ne peut s’obtenir qu’une fois accomplie l’incinération du corps. Refuser l’incinération, c’est pour l’être la certitude d’une errance éternelle sans possibilité de repos. La politique s’est mêlée de cette question et le pouvoir a décidé qu’il fallait garder les preuves des massacres des Khmers Rouges. Pourquoi les étrangers responsables du tribunal n’ont-ils pas simplement déclaré : « nous avons vu les lieux des charniers et les ossuaires, toutes les preuves sont collectées, nous ne voyons aucune objection à l’incinération immédiate des ossements » ? Il y a de l’infamie et du déshonneur dans cette attitude passive dépourvue de neutralité. Elle est indigne de personnes venues « dire le droit » et qui ne se conduiraient pas de cette manière chez elles. Elle est outrage et offense à l’auguste Seigneur Bouddha, à Sa doctrine, à la Communauté bouddhiste et à la foi religieuse des Cambodgiens. Ce tribunal se dégrade et se rend haïssable.


Le spectacle judiciaire atteint un sommet dans le ridicule lorsque le tribunal lance un appel à témoins. Personne ne répond. Seraient-ils tous morts récemment et en bloc? Un virus inconnu? Le tribunal se donne de la peine (pas celle que les victimes spoliées lui souhaiteraient) et cette fois-ci demande aux victimes de se faire connaître et de déposer plainte. Aucune ne se présente. Auraient-elles toutes disparues subitement? Peut-être n’y en a-t-il pas? N’y en a-t-il jamais eues? Les personnels étrangers du tribunal continuent leur petite besogne tout en ne comprenant rien aux rires énormes qu’ils déclenchent.

Des personnalités au pouvoir aujourd’hui montrent qu’elles ne souhaitent ni témoigner, ni porter plainte. Ces hommes et ces femmes ont fait toute leur carrière politique sur le « 7 Janvier 1979 », date de l’entrée à Phnom Penh des troupes de Hanoi. Victimes eux aussi, certains sont restés au pays lorsque Pol Pot a pris le pouvoir et ils ont souffert. D’autres se sont réfugiés au Vietnam fuyant les purges ordonnées par l’Angkar ou par crainte d’être arrêtés ou d’être trahis, vendus. Leurs conditions d’existence n’étaient pas des plus enviables. Le sort de milliers de Cambodgiens a changé suivant qu’ils étaient dans l’est ou dans l’ouest du Cambodge. Ceux de l’est qui le pouvaient ont fui au Vietnam et ceux de l’ouest en Thaïlande. Les Vietnamiens identifient parmi les réfugiés ceux qui formeront le gouvernement de Phnom Penh à partir de janvier 1979. Les futurs ministres rentrent au pays avec la protection de l’armée vietnamienne. Cette victoire sur Pol Pot a été leur fond de commerce politique depuis presque trente ans et ils ne répondent pas à l’appel à témoins du tribunal, ne portent pas plainte contre ceux qui les ont tourmentés et qu’ils ont combattus. Ils sont témoins et victimes. C’est leur décision. Elle est respectable. Alors, que le tribunal reconnaisse que sa mission est simplement de faire un show. Depuis trente ans des Cambodgiens proclament urbi et orbi qu’ils ont été victimes et, aujourd’hui, ils refusent de témoigner ou de se porter partie civile. Le tribunal se prête à ce jeu mais ne peut pas exister sans victimes et sans témoins. Alors, puisqu’ils ne veulent pas venir spontanément, il mobilise en urgence plus de 600 000 dollars pour aller quêter victimes et témoins choisis parmi les plus humbles et les amener devant lui. Où commence la subordination de témoins?

La cocasserie danse avec la honte lorsqu’une organisation vivant de crédits pour épauler le tribunal ressort les dossiers de plaintes déposées lors du procès organisé par les Vietnamiens en 1982. Cette organisation a toujours nié la moindre légitimité au procès vietnamien prétextant qu’il ne satisfaisait pas aux « standards internationaux » ! Soudain, des années plus tard, elle trouve des vertus à ce procès. Elle part alors à la recherche des plaintifs survivants et les exhortent à porter plainte à nouveau. Certains ne se souviennent pas d’avoir porté plainte et s’étonnent de voir leur signature sur des documents exhumés.

Avril 2008, déjà 56 millions de dollars dépensés pour faire fonctionner le tribunal et encore aucune vérité ni explication entendue? Le tribunal est au bord de la cessation de paiement. Il réclame de toute urgence 114 millions de dollars supplémentaires. Les inculpés et les victimes vont tous finir par mourir de rire. Défense des droits de l’homme, démocratie, justice, devoir de mémoire, travail de deuil? entendent-ils. Mauvaise farce, oui.

La Princesse a poursuivi:

- La plupart des Cambodgiens ont peur du tribunal. Ils n’ont jamais connu aucun des accusés arrêtés mais chaque jour, dans leur village, beaucoup côtoient celui qui a tué, maltraité, qui a dénoncé ceux qui allaient périr. Interrogé, le bourreau répond entre imbécillité et lâcheté: « c’était lui ou moi, je n’avais pas le choix ». Cet appel à témoins et aux victimes pour lequel personne ne s’est spontanément présenté a une signification pourtant claire: le rejet du tribunal. Ce n’est pas suffisant pour le décourager. J’ai parlé à des responsables d’organisations internationales qui oeuvrent pour le compte des gouvernements qui financent ces Chambres extraordinaires de justice. En tête-à-tête, je n’en ai rencontré aucun qui se dise favorable au tribunal. Ce tribunal officiel dont personne officieusement ne semble vouloir, marcherait-il tout seul, en roue libre? Il serait si facile de l’arrêter.

Le tribunal a été installé dans des bâtiments militaires à plusieurs kilomètres de Phnom Penh. Les Cambodgiens ont peur d’y aller ou sont persuadés qu’ils ne seront pas libres d’y entrer, que ce qu’ils diront sera enregistré, répété et utilisé contre eux. Ce qui sera témoignage pour eux sera délation pour d’autres et le Khmer Rouge encore dans le village se vengera, pensent-ils. Les promesses de protection ne sont pas crues; c’est trop tard. Le tribunal fait peur.

Si la Chine déclare, sourire diplomatique, que le Cambodge est un Etat souverain dans les affaires duquel les pays étrangers n’ont pas à intervenir, la position du Vietnam est de garder le silence. Lorsqu’ils envahissent le Cambodge, les Vietnamiens doivent justifier leur action et si possible éviter d’être condamnés. Depuis des siècles ils regardent avec satisfaction les Khmers s’entre-déchirer. Plus les Khmers s’affaiblissent, meilleur c’est. Et ils gagnent à chaque fois de nouvelles terres. Le vieux rêve d’Ho Chi Minh, une fédération des pays de l’ex-Indochine française dirigée par Hanoi, devient réalité en 1979. L’écrasement du régime Khmer Rouge justifie et légitime leur invasion du Cambodge. Le Laos est déjà sous leur irrésistible influence; les voilà maintenant les maîtres de l’Indochine. Ils instruisent le procès et jugent Pol Pot et les chefs Khmers Rouges les plus responsables. Alliés de l’Union Soviétique, ils font venir des observateurs des pays de l’Europe de l’est, des membres de mouvements des gauches radicales européennes, américaines, australiennes favorables au socialisme à la mode soviéto-hanoienne. Une avocate américaine est chargée de la défense de Pol Pot. Le procès est retransmis par la radio d’Etat. Pol Pot et son beau-frère, Ieng Sary, ancien ministre des Affaires étrangères, sont condamnés à mort par contumace. Les observateurs étrangers repartent avec les documents du procès. En 2007 les Occidentaux ont promis de faire mieux; et pourtant la peine de mort a été abolie en 1993.

Les Vietnamiens utilisent également comme justificatif le « musée du génocide de Tuol Sleng » aménagé avec le concours de deux experts d’Allemagne de l’est. Ils se donnent l’image de sauveurs du peuple khmer, ils sont les libérateurs. Personne ne contredira qu’ils ont abattu le régime de Pol Pot en à peine quelques semaines mais alors pourquoi refusent-ils de participer au procès organisé par l’ONU, organisation à laquelle ils appartiennent? Ils devraient être les premiers à se présenter devant le tribunal pour témoigner, expliquer, justifier.

Une partie de la réponse tient à la situation militaire à la fin de 1978. Les Soviétiques fournissent à leurs alliés de Hanoi des photos prises par satellite qui montrent l’avancement des travaux de l’aéroport de Kompong Chhnang à quatre vingt dix kilomètres à l’ouest de Phnom Penh. Cet aéroport est construit à partir de 1977 par des ingénieurs chinois pour être utilisé par l’aviation militaire de Pékin. La tour de contrôle est quasiment terminée, la piste est achevée, les réservoirs de carburant et les bâtiments qui abriteront pilotes et mécaniciens sont prêts à servir. Lorsque les avions chinois stationneront sur cette base, ils seront à trois minutes de vol du territoire vietnamien. Hanoi perçoit le danger mortel de la présence de la chasse chinoise et décide d’envahir le Cambodge avant qu’elle ne s’installe. Pourquoi ces faits historiques seront-ils passés sous silence? Parce que le tribunal est aux ordres de ses commanditaires et qu’il a reçu celui de ne pas impliquer les pays étrangers. Vérité altérée, mensonge avéré.

Une autre partie de la réponse vient du conflit sino-soviétique. Le Vietnam est l’allié de Moscou après avoir été celui de Pékin. En février-mars 1979, les Chinois vont infliger, à un coût élevé pour eux, une punition à Hanoi. Pékin vise trois objectifs: vider la question de ses querelles avec Moscou; affaiblir leur puissant allié sur son flanc sud; alléger la pression mise par les militaires vietnamiens sur les Khmers Rouges en pleine déroute. Les troupes de l’Armée Populaire de Libération attaquent le Vietnam. Hanoi a encore suffisamment de forces pour se battre sur deux fronts, au nord et à l’ouest, et sait qu’en cas de négociation il faut savoir prendre et savoir donner. Le gain du Cambodge serait un atout maître dans d’éventuelles négociations. De plus, les dirigeants du Vietnam unifié doivent organiser le sud du pays nouvellement conquis et rien n’est facile dans l’apprentissage de l’impérialisme. Le corps expéditionnaire partant pour le Cambodge a été composé de divisions nord-vietnamiennes auxquelles s’adjoindront ensuite des soldats sud-Vietnamiens qui ont brûlé leurs papiers et tentent de faire oublier leur passé. Ceux qui étaient, d’une manière ou d’une autre, liés aux Américains, ainsi que les milliers de membres de la pègre sud-vietnamienne ont également beaucoup à se faire pardonner. Hanoi va leur offrir, en échange de leur participation à l’invasion du Cambodge, de changer d’identité et, cadeau supplémentaire, démobilisés sur place, ils pourront prendre femme, obtenir des terres, installer des commerces. Fin décembre 1978, outre celles d’envoyer ses colons et de faire face aux attaques directes des Khmers Rouges arguant de leur droit sur la possession du Kampuchea Krom, le Vietnam avait plusieurs raisons d’envahir le Cambodge pour le « libérer ».

En 2008, la position officielle vietnamienne continue d’être réitérée : le corps expéditionnaire vietnamien parti libérer le Cambodge en 1979 était composé exclusivement de volontaires. Un très rare exemple dans l’histoire de l’abnégation.

Lutte contre l’impunité, établir la vérité, rendre la justice, punir les coupables, rétablir un Etat de droit? De qui se moque-t-on? Devoir de mémoire, travail de deuil? Un peu de pudeur et que cessent les insultes à la mémoire des disparus! Le gouvernement français de 1991 accueille et traite monsieur Khieu Samphan et sa délégation du Kampuchea Démocratique à Paris. Un détachement de l’ONU, avec la participation de l’armée française, rend les honneurs militaires en 1992 à monsieur Khieu Samphan et à la partie du Kampuchea Démocratique en sa qualité de membre du Conseil national suprême qui incarne la souveraineté cambodgienne. Le gouvernement français participe depuis 1997 à son procès. Quand les responsables français, et ceux des autres pays qui financent et fournissent le tribunal en personnel, ont-ils été informés des crimes qu’ils reprochent aujourd’hui à monsieur Khieu Samphan ?

Le cynisme est à son apogée lorsque les juges annoncent que les victimes pourront espérer une réparation morale. Mais c’est ce tribunal qui est immoral! Il escamote l’histoire et n’appelle pas des témoins capitaux. Trente trois ans après les crimes, du côté des victimes, c’est une totale incompréhension. Les valeurs promues dans les droits romano-germanique et anglo-saxon ne sont pas celles des Khmers bouddhistes dont il n’est tenu aucun compte de la foi religieuse dans le soi-disant droit syncrétique du tribunal. Le bouddhisme prône un salut individuel et il n’a pas la dimension sociale que l’on trouve dans la civilisation judéo-chrétienne. L’espoir d’entendre la vérité, réparer les blessures et apaiser les détresses est tué par ces mêmes étrangers dès qu’ils affirment mettre des conditions à leur justice. C’était suffisant pour qu’ils soient détestés par les uns et ignorés par les autres.

Pour sa première année d’existence, le budget du tribunal a représenté 8% du budget national du pays. Imagine-t-on un pays d’Amérique du nord ou d’Europe ou le Japon tenir un procès qui coûterait 8% du budget national ? La gabegie des pays riches s’exporte bien et merci aux contribuables étrangers désinformés et taxables à merci.

- Le tribunal est là pour montrer que l’impunité ne triomphera pas. Il n’y a ni corruption, ni déni de justice et le tribunal dit le droit, répétaient ses défenseurs donnant le sentiment d’un travail à accomplir plutôt que de justice à rendre. Ils se défendaient car, quelle ironie! ceux qui devaient dire le droit étaient accusés.

La Princesse s’attristait:

- Le dernier argument des membres du tribunal m’inspire de la pitié: « nous nous plaçons dans la seule perspective du droit et non pas de la compassion ou de la morale. Nous comprenons la frustration que cela peut engendrer ». Mais pourquoi disent-ils « du droit »? C’est « leur » droit, pas le mien. Je ne reconnaîtrai jamais « leur » droit. Que vaut leur droit avec des témoins majeurs absents et des vérités tronquées ? Que vaut-il ce droit puisque le tribunal joue avec les faits historiques rien qu’en les taisant?

Interrogés, des survivants aux blessures toujours béantes, disaient qu’ils ne se sentaient pas concernés par ce tribunal qui ne les comprenait pas. Ils n’ont assisté à aucune de ses séances. Ni les témoignages, ni les réquisitoires, ni les plaidoiries des avocats ne pouvaient les toucher. L’idée de porter plainte ou de se constituer partie civile leur semblait grotesque. A leurs yeux le tribunal était renvoyé d’où il venait, au néant. Il n’expliquerait ni les horreurs ni seulement adoucirait leurs peines. Il ne dirait pas la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Il ne leur apporterait rien. Comme à Nuremberg? Plus jamais ça? Foutaise. Les tribunaux arrivent toujours après les génocides et les criminels adoptent la « défense Nuremberg » pour les mettre en échec sans pour autant sauver leur tête.


De quel bilan le régime de Pol Pot peut-il se prévaloir? Il a bénéficié d’un soutien populaire pour lutter et défaire les forces armées de l’empire américain. Il a ensuite ramassé et confisqué un pouvoir laissé vacant et pour lequel aucun rival ne se présentait. Il n’a pas su gagner la paix avec le Vietnam et s’est entêté dans une guerre perdue d’avance. Il a épuisé tout le capital humain du pays. Les jeunes militaires khmers se sont sacrifiés héroïquement dans les affrontements avec les militaires vietnamiens. Sur le plan intérieur, il s’est attaché à éradiquer, tout ce qui rappelait l’ancienne société sans regard pour le coût en vies humaines. L’aberration des idées a créé un système absurde qui a produit une machine à tuer qui a conduit à l’échec complet qui a été imputé à des traîtres inventés qui devaient être éliminés puisque, disaient-ils, leur théorie politique était infaillible. Les Khmers Rouges n’ont rien su construire. Ils insistent encore aujourd’hui:

- Vous ne comprendrez jamais rien aux Khmers Rouges.

Conséquence d’une formation intellectuelle occidentale mal digérée pour les uns, dévoyée pour les autres, bercés par d?illusoires idéaux soi-disant progressistes, collectivistes? Pol Pot et ses sbires ont cru au réalisme de ce qui n?était que bêtise. Travaux forcés, éradication de l’individualisme, promotion de la finance sans argent, anonymat du leadership de la nation, mariages commandés, ouvertures d’ateliers destinés à la procréation, anéantissement de la famille, invention de la rizière ronde ? il n’est même pas sûr qu’ils se rendirent compte que leurs théories ne fonctionnaient pas. Leur propagande débile faisait état de gigantesques progrès dans les luttes héroïques révolutionnaires contre la pauvreté, pour la dignité, pour la liberté des individus au moment où ceux-ci mourraient de faim et du manque de soins. Elle devenait hystérique au cours de visites à l’étranger avec des déclarations qui célébraient de grandes victoires pour l’indépendance, la souveraineté et la défense de l’intégrité territoriale du pays. Ils ne pouvaient admettre la moindre faille dans ce qu’ils appelaient « leur extraordinaire pensée extraordinairement révolutionnaire». Ils n’avaient que la sottise comme alternative à leur stupidité alors, pour justifier leurs ratages répétés face à l’insanité de leurs dogmes, ils s’inventèrent des traîtres. Les purges commencèrent. Les arrestations, les tortures, les tueries s?intensifièrent. Lorsque l’ancien chef de l’Etat Khmer Rouge de 1978 déclare en 2007 que « Pol Pot était un grand nationaliste et sa politique était bonne mais connaissait des difficultés pour être appliquée », comment ne pas être pris de colère devant ce tribunal qui lèse les victimes de plus de 150 millions de dollars? Lorsqu’il se proclame innocent des crimes que le tribunal lui impute et qu’il a agi seulement pour le bien de son pays, fait-il référence à ce mode de gouvernement ?

Le Khmer Rouge Pol Pot a gagné contre l’armée américaine et a pris un pouvoir que personne ne lui disputait. Puis, échouant à reconquérir le Kampuchea Krom, il est balayé par l’armée vietnamienne. Elle aussi vient de défaire l’empire américain. Il s’enfuit avec le reste de ses forces pour s’enterrer à Païlin, à proximité de la frontière avec la Thaïlande. Au travers d’un gouvernement de coalition avec les autres groupes de résistants à l’occupation vietnamienne, il reçoit le soutien de l’Occident et de l’ONU. Après les Chinois, les Occidentaux légitiment les Khmers Rouges. L’important, disent-ils, est de lutter contre le communisme de Hanoi, allié de Moscou. Pour les Etats-Unis c’est aussi l’occasion de continuer par d’autres moyens la guerre contre le Vietnam.

Fallait-il ne rien faire? Fallait-il enterrer le passé comme beaucoup de Cambodgiens le demandaient? Probablement pas.

Une courageuse femme khmère a étudié le processus de réconciliation sud-africain. Armée de sa volonté et de son intelligence, elle part dans les villages les plus profonds de la campagne et organise des rencontres entre victimes et bourreaux, anciens soldats ou cadres Khmers Rouges et villageois. Son idée est de faire parler les uns avec les autres, de renouer un dialogue interrompu par l’horreur et la folie. Très vite, elle se rend compte que cette approche fonctionne. A plusieurs reprises de spectaculaires psychodrames provoquent des catharsis libératoires. La seule restauration du dialogue aide à nommer la douleur enfouie et à soulager les peines. Des visages empreints de souffrance, des fronts et des sourcils plissés, soudain se détendent. Dire à haute voix et devant tout le monde que la famille, la religion, les sentiments personnels ou la propriété privée sont des principes bienfaisants, contribue à réaffirmer des fondements socioculturels auxquels la société khmère est depuis toujours attachée. Dans quelques rares cas, la peine la plus terrible pour un Cambodgien tombe: le village, sans l’expulser, le bannit. Terrible châtiment ; montré du doigt, il est damné de son vivant ; dans ce monde et dans cette vie il erre en peine ; c’est la description de l’enfer bouddhiste. Les victimes retrouvent enfin un peu de paix. Après les villages, forte de cette première expérience, elle essaye sa méthode dans de petites villes. Des résultats bénéfiques similaires s’y observent.

Cette femme d’exception a voulu donner davantage d’ampleur à cette pratique dont les effets se sont montrés indiscutablement positifs. Des personnes ont soutenu son action et ont préconisé de donner une valeur juridique à ces séances de réconciliation, sinon d’explication, par les victimes et les bourreaux eux-mêmes. Elles ont perdu. Le tribunal a gagné.

En mars 1999, le gouvernement des Etats-Unis, par la voix de madame Madeleine Albright, rejetait la demande officielle du premier ministre cambodgien de former des commissions Vérité et Réconciliation sur le modèle de celles qui avaient donné de bons résultats en Afrique du Sud et dans d’autres pays. Rien que l’énoncé de cette vérité est hors mandat onusien du tribunal et donc doit être tue.

Robert McNamara, pendant sept ans Secrétaire d’Etat à la Défense des Etats-Unis au moment de la guerre de son pays avec le Vietnam, rappelait que son compatriote le général Le May avait bombardé l’Allemagne, le Japon, le Vietnam, le Cambodge et avait voulu détruire Cuba à coups de missiles nucléaires. Il citait l’une de ses phrases: « heureusement que nous avons été victorieux (sic) sinon nous aurions été jugés comme criminels de guerre ». Pourquoi ne pas accepter de garantir leur immunité à des témoins capitaux pour que les victimes entendent au moins leurs dépositions si ce n’est la vérité ?

Les Etats-Unis ont d’abord refusé de participer au procès des responsables Khmers Rouges en précisant « tant que les standards internationaux ne sont pas réunis ». Autre expression ridicule: les standards internationaux! Et le prix Nobel de la paix, ancien Secrétaire du Département d’Etat au moment où ces crimes contre l’humanité ont été commis, les a-t-il respectés ces « standards internationaux »? Pourquoi ne quitte-t-il plus le territoire des Etats-Unis depuis de nombreuses années sauf pour se pavaner aux Jeux Olympiques chinois? Craindrait-il les standards internationaux de plaintes qui pourraient être déposées contre lui dans plusieurs pays et qui lui seraient notifiées avec un mandat d’arrêt s’il venait dans certaines régions du monde, comme ce fut le cas pour le général Pinochet à Londres ? Monsieur Henry Kissinger aurait tant à témoigner devant le tribunal à Phnom Penh. Mais, très heureux hasard, il n’est pas dans le champ du mandat onusien. Ensuite, estimant tout risque écarté, les Etats-Unis proposent des millions de dollars pour financer le tribunal. Le gouvernement cambodgien refuse, par devoir de mémoire et par simple décence. Les autorités de Washington, stupéfaites, ne comprennent pas le refus de leur argent. Leurs réactions reflètent-elles les vertus d’une grande nation ou le délabrement d’une pensée dominante ?

Que dit-on en ville ? Un nombre croissant de survivants et d’observateurs, également des avocats de la défense et des membres du tribunal, déclarent que le tribunal n’ira pas à son terme. Seul « Duch », le directeur de Tuol Sleng, sera jugé et condamné. Il s’est engagé dans un processus personnel de repentance semble-t-il, après s’être caché sous un nouveau nom. Il a été démasqué puis arrêté. Il demanderait à être jugé dans les meilleurs délais pour ensuite présenter ses excuses. Le décès en prison préventive d’un seul des quatre autres accusés septuagénaires ou octogénaires suffirait à paralyser le tribunal.

Plus de 150 millions de dollars pour tailler un droit sur mesure à une condamnation décidée depuis des années, des zones d’ombre qui resteront toujours obscures pour les survivants, des vérités cachées qui continueront de leur être dissimulées, un mandat imposé au tribunal qui empêchera les avocats de remplir complètement leur rôle de défenseurs et les poussera à gagner du temps par de stériles procédures, chercherait-on à se laver les mains avec la perspective d’une hypothétique révision du procès dans deux-cents ans ? De puissants gouvernements de pays membres de l’ONU tenteraient-ils, par une décision de justice soi-disant internationale, de faire endosser leurs responsabilités par des boucs émissaires qu’ils ne pouvaient rêver plus parfaits pour accomplir leurs desseins de proclamation d’innocence ? L’absurdité, en plus d’une spoliation ?

Entre jugement et compassion que dit le mandat de justice onusien? Prend-il en compte l’extinction des passions, cette vertu bouddhique? Le nouveau droit arrêterait-il l’exacerbation des pulsions démoniaques d’hommes sur d’autres hommes? Serait-il capable d’ordonner une mutation des molécules de ce liquide très volatil qu’est l’essence du pouvoir? La réponse tient dans la nature humaine, certainement pas dans le droit, impuissant dans ce domaine même asséné a posteriori en plein pays bouddhiste par les mercenaires d’une justice apatride et mécréante.

S’ils veulent réellement aider les Cambodgiens, les gouvernements étrangers qui financent cet exécrable processus judiciaire, peuvent sortir immédiatement du tribunal et arrêter net la tournure de comédie honteuse qu’il prend en fin 2008. Qu’ils décident d’affecter leurs financements prévus pour le tribunal à d’autres objectifs comme celui de combattre les effets désastreux de la crise financière et économique mondiale, résultat de leur imbécile avidité qui a fait des millions de victimes. Pour le reste, qu’ils laissent faire les Cambodgiens.

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