Thursday, April 21, 2011

ANG DUONG : (Partie 7) La guerre pour chasser les troupes Annamites

L'insurrection de 1885-1886
            Plus tragiques furent les conséquences de la révolte de 1885-1886.
            Au début de juin 1884, la France voulut assumer un contrôle direct sur l'administration du Cambodge ; le roi refusa de céder à ce nouvel empiétement, il évita de négocier avec le Gouverneur (de Cochinchine) Charles Thomson, qui décida de réagir par la force. Après avoir fait renforcer la troupe, il fit mouiller, dans la nuit du 16 au 17 juin, trois canonnières devant le palais royal de Phnom Penh ; des tirailleurs vietnamiens cernèrent le palais, et, accompagné d'un détachement de troupes, le gouverneur alla voir le roi, déterminé à lui imposer une nouvelle convention. Ce fut face aux baïonnettes, et sous la menace d'être chassé du trône que Norodom signa, cette nuit mémorable, la convention du 17 juin 1884 par laquelle il abdiqua en fait au profit de la France, la souveraineté nationale.
            Dans les mois qui suivirent le roi Norodom se borna lui-même à adresser au Président de la République française une lettre de protestation, à dénoncer la nouvelle convention et la manière selon laquelle elle lui avait été imposée. Les autorités en France ne montrèrent aucune inclination à prendre en considération cette protestation, et le gouverneur Thomson travailla avec application à mettre en œuvre les réformes contenues dans la convention, principalement la création des résidences, la formation et le fonctionnement des divers Services du Protectorat.
            Mais à partir du début de 1885, se développa un vaste mouvement d'insurrection nationale, en réaction contre le coup de force des Français. Le 8 janvier, le poste français de Sambor (dans Kratié), gardé par 50 tirailleurs vietnamiens fut attaqué par les partisans du prince Si Votha. Attaque qui fut le signal d'un soulèvement général : en moins d'une semaine, des troubles se produisirent sur les deux rives du Mékong et, un mois plus tard, ils gagnèrent simultanément la partie orientale et occidentale du pays (8). En mai la capitale elle-même fut envahie par 400 à 500 insurgés, le détachement de Phnom Penh réussit cependant à ramener le calme dans la ville ; mais tout l'intérieur du pays, sauf les grands centres, échappa au contrôle des Français.
            Entre 1885 et 1886 les colonnes françaises et vietnamiennes durent sillonner le pays, à la recherche des troupes de révoltés insaisissables, qui se dérobaient dans la forêt pour se regrouper et attaquer à l'improviste les forces ennemies. Ces dernières ne parvinrent pas à pacifier le pays ; sous l'effet du climat tropical, elles subirent des pertes humaines énormes. Une solution de compromis fut trouvée en 1886 : la France rétrocéda la plupart des attributions de pouvoir acquises par la convention de 1884 au roi Norodom qui, en retour, s'engagea à appeler le peuple Khmer à déposer les armes.
            Les archives officielles françaises ont insisté sur le rôle du roi Norodom qu'elles considèrent comme l'auteur responsable de l'insurrection, encourageant et poussant secrètement ses mandarins au soulèvement ; le roi aurait même fait cause commune avec son demi-frère Si Votha. Mais l'agitation qui fut autant anti-française qu'anti-vietnamienne (sinon plus), montre bien qu'on ne peut pas en réduire les causes à la simple volonté d'un roi et des mandarins, soucieux avant tout de lutter pour conserver leur position de classe dominante, privilégiée, et profondément remise en cause par la convention de 1884 ; leur rôle directeur dans le mouvement était certes certain, mais leur appel à l'insurrection s'est rencontré aussi avec le sentiment hostile aux Vietnamiens observé dans certaines régions touchées par une immigration vietnamienne très importante depuis les années 1880 (avec la politique favorable du gouverneur Le Myre de Vilers).
            Le théâtre de l'insurrection peut être divisé en quatre régions. Dans le Nord-Est les partisans du prince Si Votha (lequel, depuis 1861, entra plusieurs fois en rébellion pour prétendre au trône), contrôlèrent une grande partie du Cambodge riveraine du Haut Mékong. Dans la partie Nord-Ouest, les insurgés furent dirigés par les hommes de la classe dominante qui luttaient pour conserver leurs privilèges traditionnels (9). Dans l'Est et le Sud du pays, limitrophes de la Cochinchine et où il y avait de tout temps frictions entre Vietnamiens et Cambodgiens, la rébellion intéressait plus particulièrement la masse populaire.
            A l'Est de Phnom Penh l'insurrection atteignit une acuité particulière, opposant dans une lutte sanglante les immigrés vietnamiens et les habitants cambodgiens. Ces derniers se sentaient particulièrement lésés dans leurs intérêts au profit de leurs ennemis ; les mandarins Khmers voyaient leur autorité et leur honneur bafoués par des Vietnamiens "arrogants", au service des Français (10). Les chrétientés, très nombreuses au Sud de Banam et composées exclusivement de Vietnamiens, par leurs empiètements successifs, créaient de vifs mécontentements parmi les Cambodgiens voisins : partout où s'installa et se développa une chrétienté, des difficultés s'élevèrent, moins à cause de la différence de religion (il n'y a jamais eu de "fanatisme bouddhiste partant en guerre contre le catholicisme") qu'à l'antipathie raciale, laquelle prit une intensité particulière dans la région de Banam où habitaient un grand nombre de Vietnamiens.
            Dans le centre de Banam même il y avait une chrétienté prospère dirigée par un curée "intelligent, accapareur, fourbe, le Père Combes qui trouve avec raison qu'il est plus spirituel de s'occuper du temporel... et était parvenu, grâce à cette manière intelligente de comprendre les devoirs qu'impose la propagation de la foi, à se tailler une véritable principauté en plein cœur du pays cambodgien" (11). Le Résident français Sandret, de nature "brutale", ne tarda pas, parallèlement, à indisposer aussi contre lui et à malmener les fonctionnaires Khmers qui le servirent mal ; il n'eut plus alors recours qu'aux Vietnamiens de son entourage : "des lettrés en disponibilité, cassés antérieurement pour malversation, des miliciens recrutés hâtivement à tort et à travers, parmi la racaille vagabonde et malfaisante de l'arrondissement de Mytho" (12). Le Résident se trouva, de ce fait, coupé de ses contacts avec les Cambodgiens à qui l'on avait annoncé qu'avec l'administration française, allait s'ouvrir une ère de justice ; or ceux-ci "venaient-ils à la résidence de Banam se plaindre des mauvais traitements que leur faisaient subir les Annamites de la Mission, ils ne franchissaient même pas le seuil de l'antichambre et, en un tour de main, étaient férocement éconduits par les gardes civils vietnamiens qui avaient ainsi la triple satisfaction, de jouer un bon tour à ces "buffles" de Cambodgiens, d'être agréables à des compatriotes et tirer profit de leurs abus d'autorité. Si, par hasard, sortant de son nuage, le Résident entendait une plainte monter jusqu'à lui,... vite le Père Combes arrivait, la bouche en cœur, l'air béat : "Ce sont mes Annamites, des agneaux, Monsieur le Résident, qui sont en butte aux vexations des Cambodgiens" (13)".
Un parti de mécontents se constitua très rapidement parmi les habitants de la région ; et quand eut lieu "l'incident de Prey Veng" (infra), toute la population fut en révolte. A tout cela s'ajouta encore une autre cause déterminante : les bruits répandus, après le coup de force de juin 1884, par les Vietnamiens qui firent croire que les Français allaient enlever les terres, les pêcheries, etc. aux Cambodgiens pour les leur donner (14).
            Dans les provinces du Sud, comme celle de Takeo, la conduite des insurgés semblait être dictée par la crainte, avec la création de la propriété privée instaurée par la nouvelle convention, de voir une appropriation des terres plus poussée par les immigrés vietnamiens (15). Car dès les années 1882 les rapports du Représentant Fourès montraient que ni les mandarins ni les habitants Khmers n'acceptaient de céder les terres, même en friche, aux immigrés cochinchinois ; sans oublier que, dans cette région méridionale, il y eut à cette époque friction entre l'autorité khmère et des chefs vietnamiens tel que le Huyên Tra, à propos de l'administration des Vietnamiens.
            Également significative est la version donnée par les chroniques khmères qui font débuter l'insurrection nationale dans la province de Prey Veng : là les habitants riverains des nombreux cours d'eau et des bengs, se soulevèrent contre les patrons-pêcheurs vietnamiens qui accaparaient toutes les eaux ; l'envoi de troupes et de tirailleurs vietnamiens sur les lieux acheva, par la suite, d'étendre l'agitation à tout le pays (16). La monopolisation des eaux par les pêcheurs vietnamiens aurait était donc le prétexte à la révolte de 1885-1886.
Les actes de violence de 1885-1886
            A ces déboires vint s'ajouter, en effet, l'intervention des troupes de tirailleurs vietnamiens dans la répression de l'insurrection cambodgienne. Déjà dans la nuit du 16 au 17 juin 1884, ils avaient participé (au nombre de 120) à l'encerclement du palais royal (17) pour obliger le roi Norodom à signer la convention. Puis le fait que "les premiers Résidents français installés à la suite du traité arrivèrent au Cambodge avec un personnel recruté en Cochinchine, depuis les interprètes jusqu'aux miliciens, affecta les populations cambodgiennes dont l'aversion était connue pour les Annamites qui, de leur côté, les jugent avec une inconcevable légèreté et leur témoignent mépris et dédain" (18). Ces faits accentuaient un processus analogue observé dans la région de Banam : un mécontentement de plus en plus manifeste qui gagnait les habitants khmers contre les fonctionnaires français et leur "entourage détesté".
            Début 1885, l'insurrection débuta réellement à l'Est de Phnom Penh, avec l'incident de Prey Veng. Dans cette région, un mandarin khmer (le gouverneur de Prey Veng ?) se considérant comme molesté par les agents vietnamiens du Résident Sandret, l'attaqua avec ses gens la nuit lorsque ce dernier vint l'arrêter, tua 14 de ses miliciens vietnamiens ; il se retira par la suite dans les bois. Des colonnes militaires françaises et vietnamiennes, envoyées de Phnom Penh, se livrèrent alors à des représailles exemplaires ;
            "On pilla et incendia, devait écrire Klobukowski, dans son rapport, les villages et les pagodes, plongeant ainsi dans la misère des femmes et des enfants, ruinant presque totalement un pays que nous (Français) devions administrer, et nous aliénant les bonzes qui dans tout le Cambodge, avaient observé la plus correcte neutralité... Dès lors toute la population se déclara contre nous et on peut dire avec raison que nous avions à combattre, dans la province de Banam, une insurrection nationale" (19)
            La population s'enfuit et devait rester plusieurs mois, errante dans la plus grande détresse. D'autres gouverneurs des srok de la région levèrent l'étendard de la révolte : en avril 1885, six gouverneurs (dont ceux de Prey Veng, Baphnom, et Romduol) prirent la tête des insurgés (20). Les troubles prirent une ampleur considérable.
            Les Français qui étaient peu nombreux au Cambodge, firent appel, dès les premières campagnes de pacification, aux tirailleurs et miliciens vietnamiens dont l'effectif engagé dans la répression ne fit qu'augmenter.
Tableau 21 : Effectif des troupes engagées dans la pacification
                         Vietnamiens                           Français          Miliciens                     Totaux
Cambodgiens
Oct. 1885 :      834 (482tir.352mili.)              : 602                :  268                          : 1704
Dec.1885 :      902 (578, 324)                        : 1114              :  549                          : 2967
Janv.1886 :     1213 (889, 324)                      : 1220              :  839                          : 3268
Mars 1886 :     1324 (998, 326)                      : 1649              :  908                          : 3881
Avr. 1886 :     1468 (1124, 344)                    : 1685              :  939                          :  4092
Sources :
·         ACI. 13486. Résident Général Badens au Goucoch (Gouverneur de Cochinchine) (Phnom Penh 2 oct. 1885)
·         AOM  A30 (20). Goucoch au Ministre des Colonies : Rapport sur le Cambodge, mois de déc.1885, janv., mars, et avr. 1886.
·         ACI :  Archives Centrales de l'Indochine (Aix-en-Provence)
·         AOM: Archives Nationales de France, section Outre-Mer (Ministère des Colonies)
            Malgré un effectif assez important, les forces engagées dans la pacification n'obtinrent pas des résultats positifs. Les archives officielles soulignent plutôt l'effet désastreux de la présence des tirailleurs et miliciens vietnamiens qui, par "leur orgueil, leur insolence, leurs vices... froissèrent profondément les Cambodgiens /.../ Malgré la discipline et les punitions sévères (de la part des Français), les Annamites volent, pillent, entrent en maîtres dans les maisons, s'imaginant enfin venir à la conquête du pays Khmer" (21). Cette conquête, le Résident de Kratié en avait entendu parler plusieurs fois, et les Cambodgiens y crurent réellement. Selon Crozal de Fleury, un colon français qui séjourna au Cambodge de 1866 à 1884, les troubles n'étaient pas provoqués par la venue brusque des troupes françaises, mais surtout par "la présence des tirailleurs annamites devant lesquels des villages entiers ont dû fuir, abandonnant ainsi ce qui tient le plus au cœur des Cambodgiens, c'est-à-dire le foyer de ses pères" (22). Au cours de sa tournée de pacification le Second-roi Sisowath exprima plusieurs fois à Klobukowski le désir des Khmers de voir la France ne plus utiliser des auxiliaires vietnamiens qui avaient tendance à traiter le Cambodge en pays conquis : "Ce sont eux qui pillent et incendient les pagodes, maltraitent les femmes et les enfants et brûlent inutilement des villages entiers, faisant un désert des plus riches contrées du Cambodge" (23) et fuir les habitants qui allaient grossir les rangs des insurgés.
            Pour remédier à cette situation le Protectorat créa un corps de miliciens cambodgiens en vue de remplacer les miliciens vietnamiens au Cambodge ; mais le recrutement était très difficile et l'effectif instable. Faute de budget et de cadres, la nouvelle milice resta longtemps stationnaire, et le tableau ci-dessus montre bien qu'elle n'ait pu remplacer totalement les miliciens vietnamiens. Son rôle était d'ailleurs limité à la garde des postes et ce furent les tirailleurs vietnamiens dont le nombre allait en s'accroissant, qui participèrent à la lutte contre la révolte khmère.
            Après le départ de Klobukowski et du général Bégin, gouverneur de Cochinchine, tous deux promoteurs de l'organisation de la milice cambodgienne, certains responsables français continuèrent à préférer l'appui des Vietnamiens qu'ils pensaient plus efficace pour venir à bout de la résistance des Cambodgiens. Ainsi en 1886 un chef de division français préconisa trois sortes de guerre, possibles au Cambodge :
            1/ engager une troupe européenne nombreuse, avec un lourd sacrifice en hommes et argent ;
            2/ installer sur les rives des fleuves des postes solides assurés par les Français et les tirailleurs et puis, ou abandonner l'intérieur du pays à lui-même en attendant, parce que "le temps arrangera toutes choses..." ;
            3/ ou mieux, lancer des partisans cochinchinois contre les insurgés Khmers (24).
            En effet, du temps du Gouverneur Thomson, un dôc phu (gouverneur militaire) de Cochinchine, nommé Tran Ba Lôc, s'était proposé d'aider les Français, de faire "la conquête du Cambodge par la Cochinchine", mais le Gouverneur s'y était opposé. Le chef de division, auteur du rapport en question, crut au contraire que la France pourrait faire des Cochinchinois "conquis" des "conquérants" du Cambodge : en moins d'un mois ce pays serait "pacifié ou exterminé". Le nouveau Gouverneur de Cochinchine Filippini partageait aussi ce point de vue ; il se proposa de constituer des "corps de partisans annamites" qui, sous la conduite de Tran Ba Lôc et de ses lieutenants, seraient dirigés sur le pays Khmer, chargés d'écraser les insurgés cambodgiens auxquels ils vouaient une "haine héréditaire" (25).
            Le Gouverneur qui pensait que l'organisation des milices purement cambodgiennes ne saurait donner des résultats sérieux pour le maintien de la tranquillité du pays, fit arrêter, dès sa prise de fonction en juin 1886 le recrutement de la milice cambodgienne : décembre 1886, 400 miliciens figurèrent sur la liste de licenciement et l'effectif total fut réduit à 200 seulement. Mais le Ministre des Colonies de l'époque restait, pour sa part, convaincu que le concours des Vietnamiens n'amènerait jamais la pacification du Cambodge ; il donna des instructions au gouverneur Filippini de reprendre le recrutement des miliciens cambodgiens que, d'ailleurs, ce dernier ne considérait que comme de "véritables domestiques" proposés à toutes les corvées" (26).
            A la fois conséquence et cause de l'attitude hautaine des immigrés vietnamiens, en particulier des chrétiens, et de l'action dévastatrice des tirailleurs vietnamiens, fut la réaction brutale, empreinte de haine des insurgés cambodgiens. Dans la région de Banam les troubles prirent un caractère de violence particulière, en raison de l'antagonisme racial qui était rendu encore plus vif, cette fois, par le désir des miliciens et tirailleurs vietnamiens de chercher "toujours et par tous les moyens possibles de se venger des Cambodgiens qui les ont battus", et celui de ces derniers d'exercer des représailles contre des Vietnamiens qu'ils rendaient responsables de la "guerre d'extermination" faite à leur pays (27). Ici tous les chefs d'insurgés étant soit d'anciens gouverneurs, soit d'anciens bonzes, le Résident de Banam en conclut qu'il y avait dans la révolte une "question de nationalité et de religion" entre Cambodgiens et Vietnamiens (28). D'après le Père Lazard le mot d'ordre des révoltés était de massacrer, d'expulser tous les Européens et les Vietnamiens, protégés des Français, "la race ennemie" et "l'alliée des envahisseurs" (29)
            L'insurrection était intense dans les provinces de l'Est et du Sud, atteintes par une immigration vietnamienne importante. Dès le mois de février 1885, presque toutes les chrétientés de cette contrée furent, les unes entièrement ou en partie, dévastées par les insurgés, les autres abandonnées par les chrétiens. Un missionnaire, le Père Guyomard fut assassiné avec de nombreux Vietnamiens des six chrétientés qui formaient le district de Romduol (Svay Rieng) : Tra Ho qui se composait de 330 néophytes et de 25 catéchumènes, perdit des nouvelles de 137 d'entre eux, les uns furent massacrés et jetés à la rivière, les autres, en grand nombre, moururent de faim pendant leur fuite vers la Cochinchine, à travers l'immense Plaine des Joncs ; Bassac perdit 70 chrétientés (sur un total de 120) ; à Son Doc il ne resta plus que 5 ou 6 néophytes sur 60 ; les deux chrétientés de Bung Trai et de Tra Loc furent ravagées et abandonnées par les habitants qui se réfugièrent en Cochinchine ; et Samrong fut également dévastée (30).
            Dans le district de Banam, la station de Trabek où l'église et les maisons furent brûlées et où 10 hommes auraient été mis à mort, l'ancien gouverneur de Prey Veng qui dirigeait la révolte fit saisir tous les Yuôn des environs, chrétiens et autres, les enferma dans une église pour les massacrer ; mais au dernier moment, se souvenant de son amitié pour le Père Lazard, il fit seulement exécuter un Vietnamien "mauvais sujet" et ordonna à tous les autres de partir en Cochinchine ; plusieurs se réfugièrent alors à Banam, au près du Père Pianet (31). Le village chrétien de Banam lui-même organisé en un retranchement formé d'une double haie de bambous et disposant de 25 fusils et de canons, résista, le 4 février 1885 à l'attaque de 300 Cambodgiens : douze maisons furent brûlées (32).
            Exemple exceptionnel. Car les chrétientés et villages vietnamiens qui se trouvaient sur les deux rives du Mékong en aval de Banam étaient sans défense : toute la partie basse du village de Vinh Phuoc fut détruite par les flammes ainsi qu'à Vinh Loi, Qui Da et Vinh Thann où les chrétiens s'étaient enfuis (33). En amont de Banam, les chrétiens de Romlich, de Phlau Trei et de Veal Thom désertèrent tous leur village.
            Sur le Bassac, les chrétientés de Bareng, Prek Treng et Prek Prea furent toutes détruites ; la plupart des néophytes s'enfuirent en Cochinchine, d'autres vinrent rejoindre Phnom Penh (34). A l'Ouest du fleuve, Takeo, Copram et Luc Son furent abandonnés par les chrétiens qui descendirent à Chau Doc toute proche (35).
            Sur le Haut Mékong, les chrétientés de Peam Chilang, Koh Sutin, Rokakong ainsi que le Prek Kahé sur le Tonlé Tauch connurent les mêmes ruines, sauf Thanh Mau que le Père Lazard sauva en faisant un village flottant au milieu du Mékong (36).
            Pendant toute la durée de la tourmente, les chrétiens vietnamiens furent immobilisés au milieu des alertes continuelles et du danger de disette. il leur était impossible de s'éloigner de leur village sans s'exposer à être tués par les insurgés ou emmenés en captivité. Ce danger existait réellement dans la région des Lacs (37) où de nombreux pêcheurs chrétiens furent dispersés très loin à l'intérieur du pays : dix ans après, en 1904, on verra le missionnaire Joly parcourir en tout sens les rives des Lacs, à la recherche de ses "brebis" disséminées (38). Jusqu'en 1888, à cause de l'insécurité, le nombre des pêcheurs (vietnamiens) des Lacs diminua fortement ; le Protectorat devait même organiser sur ces vastes étendues d'eau des patrouilles mobiles (39).
            Les renseignements recueillis sont ceux fournis par la Mission qui n'insista que sur les difficultés et la ruine des différentes chrétientés pendant cette période de révolution. Mais il apparaît bien que la réaction sanglante des Cambodgiens, ne devait pas toucher que les chrétiens vietnamiens ; leur haine s'exerçait sans nul doute sur tous les Yuôn rencontrés, chrétiens ou non. La situation de paix et de sécurité ne se rétablit que peu à peu pour eux : un rapport officiel de juin 1887 montre encore le sentiment d'inquiétude manifesté par les Vietnamiens établis dans la région de la frontière et qui, de tout temps, avaient été partisans des Français ; l'Administration des Affaires Indigènes du poste frontalier de Thai Binh (Cochinchine), estimant que la France ne pouvait abandonner des gens qui furent sa "plus sérieuse avant-garde" au Cambodge, leur signifia alors de venir le trouver en territoire cochinchinois pour quelque affaire que ce soit, et à ceux qui voulaient reconnaître l'autorité française d'évacuer le Cambodge (40).
            Des scènes sanglantes qui opposèrent les Vietnamiens et les Cambodgiens en 1885-1886, les premiers ont gardé un très vivace souvenir, même jusqu'en 1916. On a vu que le mouvement protestataire des habitants cambodgiens riverains du Mékong qui se dirigea en partie contre les pêcheurs vietnamiens avait donné lieu à quelques conflits locaux entre manifestants et Vietnamiens, la peur des actes de violence de la part des autochtones, souvenir des années 1885-1886, revînt alors pour un temps secouer les chrétientés vietnamiennes (41). Cependant le mouvement de protestation, malgré son ampleur, ne dégénéra pas en un soulèvement général : probablement parce que le Protectorat et le Gouvernement royal avaient très tôt satisfait aux revendications des manifestants. Il semble qu'un autre facteur heureux intervint aussi dans l'apaisement du climat social : évitant les erreurs des années 1885-1886, le Protectorat ne fit pas appel en 1916 aux tirailleurs vietnamiens et préféra, en ces temps difficiles de la Grande Guerre, le recours du roi Sisowath et des dignitaires bouddhistes pour calmer les esprits des Cambodgiens (42). On peut penser que si la France avait adopté une attitude opposée en s'appuyant sur des Vietnamiens pour réduire par la force la manifestation, le mouvement de 1916 aurait pris une dimension nationale, de caractère anti-vietnamien comme l'insurrection précédente.
            La constitution de la minorité vietnamienne au Cambodge, autant que l'attitude déplorable d'un grand nombre de ses membres contribuèrent donc à perpétuer l'hostilité des Cambodgiens à l'égard des Vietnamiens. En plus le groupe immigré se présentait encore, pour les autochtones autant que pour le Protectorat, comme un élément instable et politiquement dangereux pour la tranquillité du pays Khmer. Les agissements, insistants et illégaux, de l'église caodaïste à partir de 1927 en étaient un exemple riche d'enseignement ; la propagande révolutionnaire venant de la Cochinchine dans les milieux immigrés à partir de 1930 en était un autre, qui renforça le sentiment de méfiance naturelle des Cambodgiens.
Notes :
(1)       ACI (Archives Centrales de l’Indochine, Aix en Provence) 10 123(30). De Lagrée au contre-amiral de Lagrandière (Kp Luong, 12 nov. 1864)
(2)       ACI 10 300. A. Pavie au Goucoch (Aden, 10 sept. 1885)
(3)       En août 1947, un Cambodgien constatait les détails symptomatiques qui reflétaient ce
sentiment de mépris des Vietnamiens établis au Cambodge, et dont le plus caractéristique était
l'affectation pour certains d'entre eux de ne pas connaître la langue khmère qu'ils comprenaient
et parlaient fort bien, La Liberté, 27 août 1947.
(4)       Kennedy, p. 322
(5)       Mep (Comptes rendus de la Société des Missions Étrangères de Paris) 1867, p.18
(6)       Lettre du Père Barreau, in Rollin, t. II, p. 11
(7)       Mep 1867, et 1868
(8)       AAE (Archives du Ministère des Affaires Étrangères, Paris) Asie 71-Indochine 37. Note sur le
Cambodge, préparée par le    Gouverneur (en congé) Thomson (Paris, 20 juin 1886)
(9)       ibid.
(10)     Ainsi en août 1883, un coolie du surveillant du télégraphe (vietnamien),   voulant "faire de
l'autorité", fit arrêter des Cambodgiens, parmi lesquels un   délégué du ministre de la Justice et
un sous-gouverneur du srok de Baphnom (cf ACI 11 972. Rapport du Représentant Fourès,
PP 20 août 1883).
Le gouverneur de Prey Veng connut une situation plus humiliante : sur     l'ordre du Résident Français de Banam, il fut jeté, une première fois, en prison "les fers aux pieds et aux mains", et une seconde fois, arrêté chez lui et conduit "en plein jour" à la résidence par des miliciens vietnamiens. Traitement déshonorant, intolérable, aux yeux des Cambodgiens, et pire encore, à ceux des Vietna-miens, pour le gouverneur qui exerçait la fonction de chef de chef de province depuis dix ans : on le retrouvera chef du mouvement insurrectionnel de cette région.
(11)     AOM A30(74). Enquête, op. cit., soulignement ajouté ; cf aussi chap. V, sur les activités du
curée de Banam pour favoriser les chrétiens vietnamiens.
(12)     Ibid.
(13)     Ibid. Klobukowski, alors chef de Cabinet du Gouverneur Thomson (il      deviendra, en 1908,
gougal), fut envoyé en mai 1885, par ce dernier au Cambodge pour participer à la campagne de
pacification des provinces troublées avec le Second Roi Sisowath. Dans son rapport il se
consacra à une analyse sur le caractère particulier de la révolte dans la région de Banam, et
aboutit à la conclusion que l'attitude pro vietnamienne du Père Combes et du Résident Sandret
fut pour une grande part, à l'origine de l'agitation. Il reconnut que d'autres facteurs existaient : la
région dont était originaire la mère du prince Si Votha, avait toujours compté un grand nombre
de ses fidèles ; et Norodom, comme dans les autres provinces, avait fomenté en sous main la
rebellion, mais ici, son rôle se limita seulement à la "préparation", laissant faire ensuite les
Français.
(14)     AOM (Archives Nationale de France, section Outre-Mer, Ministère des Colonies) A30(74).
Goucoch Bégin au ministre des Colonies (20 août 1885)
(15)     Osborn, p. 215
(16)     Chuon, t. 7, p. 956 ; chap. IV
(17)     AOM A30(67). Lt-Col. Miramond, commandant des troupes au Cambodge, au Gouverneur
Thomson (20 juin 1884)
(18)     Mission Pavie. Géographie et voyage, t. I, p. 174
(19)     AOM A30(74).Enquête, op.cit, soulignement ajouté ; cf aussi Mission Pavie, op. cit, pp. 174-175
(20)     ACI 10 576. Résident Sandret au Représentant Fourès (Banam, 25 avr. 1885). Seul le
gouverneur du srok de Peam Chor (An Binh) était resté tranquille.
(21)     ACI 10 576. Résident de Kratié au Représentant Fourès (Kratié, 25 avr. 1885)
(22)     AOM A00(24). Proposition de Crozal de Freury en vue d'arrêter l'insurrection au Cambodge
(Paris, 20 mai 1886)
                 Un autre Français, correspondant de la Provence Républicaine, qui se trouva à Phnom Penh
en mars 1885, soutint que l'effet le plus désastreux, après la signature de la Convention de 1884,
avait été la présence d'une garnison de tirailleurs vietnamiens dans la capitale. AAE Asie 48 Indochine            
(22)     Lettre de Charbier au ministre des Affaires Étrangères (Paris, 4 mai 1885)
(23)     AOM A30(74). Enquête, op. cit
(24)     ACI 10 191. Rapport sur le Cambodge et les difficultés de la pacification (1886, signé d'un chef
de Division)
(25)     AOM A30 (80). Goucoch Filippini au ministre des Colonies (5 déc. 1886)
(26)     AOM A30 (80). Du même au même (14 janv. 1887)
(27)     AOM A30 (74). Enquête, op. cit
(28)     ACI 10 576. Résident Sandret au Représentant Fourès (Banam, 25 avr. 1885)
(29)     in Rollin, t. II, p. 65
(30)     Rollin, t. II, pp. 24-25 ; cf Mep 1885 (p. 101) et 1886
(31)     Rollin, t. I, p. 66
(32)     Ibid, t. II, p. 26
(33)     Ibid.
(34)     Ibid, t. I, p. 16
(35)     Ibid, t. II, p. 25
(36)     Ibid. p. 16
(37)     Mep 1886, p. 105
(38)     Mep 1904, p. 204
(39)     AOM A20(25). Rapport du Résident Général de Champeaux (1er trimestre 1888)
(40)     AAE Asie 81-Indochine 44. Notre politique au Cambodge et la question du Siam, préparée par
N. Pardon (Paris 2 janv. 1888)
(41)     Mep 1916, p. 137
(42)     Cf ACM NF 199. Rapport du Résident supérieur Baudoin (1er trimestre 1916) et 6 févr. 1916)
Le traité de 1884 avait pour objectif le rattachement du Cambodge à la Cochinchine. L’Insurrection Nationale de 1885 -1886  l’en a empêché :
« L’Insurrection (Nationale1885-1886) a mis en échec non seulement les réformes, momentanément ( ?), mais aussi, durablement, les volontés d’annexion qui se profilaient derrière celles-là, le Cambodge y a sauvé son existence face à la Cochinchine française. »[1]
Après « L’Insurrection Nationale de 1885 – 1886 », le pouvoir colonial choisit l’utilisation de la politique de la vietnamisation du Cambodge et le Kampuchea Krom plus en douceur, en utilisant la langue vietnamienne en même temps que le français dans l’administration et en développant l’enseignement au Vietnam jusqu’au niveau universitaire à Hanoi, en développant un début d’industrialisation et en y installant des services techniques et scientifiques comme l’Institut Pasteur. Au Cambodge on fait tout pour restreindre l’utilisation de la langue cambodgienne dans l’administration et dans l’enseignement secondaire. Ce qui fait que le Vietnam a pu décider d’utiliser la langue vietnamienne dans toutes les universités depuis 1945, au Cambodge même de nos jours nos universités scientifiques et techniques sont financées par des puissances étrangères et utilisent toujours jusqu’à nos jours des langues étrangères. Le Cambodge est le seul pays de la région à ne pas utiliser sa langue dans toutes les universités.
 En 1946 Malleret montre que le pouvoir colonial fait tout pour maintenir les Cambodgiens en Cochinchine (et aussi au Cambodge) dans l’ignorance. Cela permet aux Vietnamiens de spolier et exploiter nos frères du Kampuchea Krom sans vergogne. C’est aussi ce qui se passe de nos jours au Cambodge même. De tout temps les peuples instruits sont les maîtres des peuples ignorants qui petit à petit disparaissent. L’histoire du Cambodge sera-t-elle un jour, intégrée en partie à l’histoire du Vietnam comme c’est déjà le cas du port du Fou Nan de Oc Eo (Au Keo) ? Et en partie à l’histoire de la Thailande ? L’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, les vaincus ont le silence des tombeaux. (Le texte complet de Louis Malleret est disponible sur demande). Ci-dessous un extrait :
« Mais souvent, j’arrivais à une heure ou l’école de la pagode bruissait du murmure des jeunes enfants et cela me conduit tout naturellement, à évoquer ici, le problème de l’enseignement qui se pose sous un aspect grave, pour la minorité cambodgienne de Cochinchine. Celle-ci forme un ensemble homogène, par sa langue, sa religion, ses coutumes, ses traditions. Attachée à sauvegarder ses usages, elle répugne à envoyer ses enfants à l’école franco annamite et ne dispose que très rarement, d’écoles franco khmères.
« On a essayé jusqu’ici, de résoudre la difficulté, en favorisant le développement de l’enseignement traditionnel, dans les écoles de pagodes. Celles-ci sont de trois types. Les unes sont indépendantes et, de ce fait, échappent entièrement à notre contrôle. On en comptait 95 en 1944, réunissant 1.538 élèves. D’autres sont subventionnées. Il y en avait 20, au début de 1945, avec 571 élèves. Enfin, depuis quinze ans, l’on s’est attaché à multiplier le nombre d’écoles de pagode dites « rénovées », où l’enseignement  est donné par des bonzes, qui ont suivi un stage de perfectionnement, à Phnom Penh, à Trà-vinh  ou à Sôc-trang et que l’on s’efforce de conseiller, autant que le permet le droit de regard que l’on peut s’attribuer, sur des établissements de caractère presque exclusivement religieux. Le nombre des écoles de ce type a passé de 37, en 1930, à 90 en 1936, et à 209 en 1944, parmi lesquels on comptait 1.093 filles, jusqu’ici traditionnellement écartées du bénéfice de l’instruction. Dans le même temps, le nombre des écoles officielles franco-khmères n’a pas dépassé le nombre de 19, avec 30 maîtres seulement.
« Il y a là un problème qui doit retenir l’attention. Quel que soit le soin que l’on ait apporté à la formation des bonzes instituteurs, la création des écoles de pagode, fussent-elles rénovées (6), n’est qu’un moyen de fortune, qui ne saurait remplacer un enseignement de type normal à deux cycles, l’un élémentaire, où le véhicule de l’enseignement peut demeurer le cambodgien, l’autre complémentaire avec initiation à la connaissance du français. Mais l’on se heurte à la question difficile du recrutement des instituteurs et tous les efforts entrepris, pour la pénétration scolaire, dans les pays cambodgiens, sont paralysés par cette insuffisance numérique et qualitative du personnel. J’avancerai donc encore ici, un vœu en faveur des Cambodgiens de Cochinchine. C’est que le nombre des écoles élémentaires et complémentaires franco-khmères soit rapidement accru, de façon à former des sujets pourvus du certificat d’études, aptes, les uns à devenir instituteurs auxiliaires, les autres à fournir un premier contingent d’élèves maîtres, dans des Écoles Normales, auxquelles il faudra bien revenir, si l’on entend rompre décidément avec la politique d’enseignement primaire au rabais, qui a été suivi en Indochine, depuis la crise économique de 1929-1933.
« Ce problème ne touche pas seulement, à l’obligation d’accorder à l’enfant cambodgien de Cochinchine, le niveau d’instruction primaire auquel il a droit. Il englobe, aussi, la grave question du recrutement d’une élite. Dans la minorité khmère du Bas Mékong, comme du reste dans l’ensemble du Cambodge, le fait qui saisit l’observateur, c’est que cette société est privée, en dehors du clergé, d’une classe véritablement dirigeante. Dans le vieux royaume khmer, ce sont souvent des Annamites qui fournissent le contingent des fonctionnaires de l’administration ou qui occupent les professions libérales, et cette situation, dont les Cambodgiens sont les premiers à s’alarmer, sans beaucoup réagir, semble avoir des origines très lointaines. Il est remarquable, en effet, que la décadence de ce pays ait coïncidé avec l’époque où se produisaient dans l’Inde, les invasions musulmanes. A partir du moment où le Cambodge fut privé de l’encadrement qui lui apportait, semble-t-il, des brahmanes, sa déchéance commença. Il y a quelques raisons de penser que des causes ayant tari le recrutement d’une élite, produisirent les mêmes effets, dans l’ancien Founan, et l’on a vu les Siamois s’opposer plus récemment, au relèvement de la nation cambodgienne, en massacrant lors de leurs incursions, les classes dirigeantes ou en les emmenant en captivité (5).
« Quoi qu’il en soit, l’œuvre urgente, l’œuvre nécessaire, c’est d’accorder à la minorité cambodgienne de Cochinchine, les moyens de sauvegarder sa personnalité, en créant pour elle, des écoles, et surtout, en rompant avec l’habitude de la portion congrue, qui consistait à donner à des instituteurs cambodgiens communaux, des salaires dérisoires, comme c’était le cas en Cochinchine, en 1943, où des maîtres recrutés à grand peine, recevaient pour pris de leur activité professionnelle, toutes indemnités comprises, vingt et une piastres par mois.
« Le problème de la pénétration scolaire, dans cette minorité, n’est pas le seul qui soit digne de requérir notre bonne volonté, mais il est d’une importance capitale, car tous les autres dérivent de l’ignorance ou le paysan khmer se trouve de ses droits. Très attaché à sa terre, il n’est pas armé, pour défendre son patrimoine, et devient souvent la victime d’incroyables spoliations. Ses bonzes qui sont ses tuteurs naturels et qui l’ont maintenu dans la voie d’une magnifique élévation morale, demeurent étroitement attachés à la tradition et sans lumières sur les obligations et les rigueurs de l’existence moderne. Les achars, vieillards respectés qu l’on consulte dans les occasions difficiles, ne sont, eux non plus, que de fort braves gens, attachés à la coutume non écrite, et dénués de ressources, devant les impitoyables nécessités d’une organisation sociale, où la bonne foi des faibles, est exposée à de rudes assauts.
« Le contact de deux populations, l’une active et entreprenante, l’autre apathique et traditionaliste, produit quotidiennement des abus, que notre pays ne saurait couvrir de son indifférence, et qui relèvent, semble-t-il, au premier chef, de la mission d’arbitrage fédéral qui lui est dévolue en Indochine. Je connais une agglomération de la province de Longxuyên, où la fusion du village cambodgien avec un village annamite, mesure décidée sans précaution, par l’autorité administrative, a eu pour résultat de déposséder entièrement le premier de ses terres communales, au profit du second qui était pauvre, en sorte que l’école de celui-ci est devenue florissante, tandis que l’école de celui-là végète désormais, faute de ressources. Je citerai aussi, un hameau cambodgien de la province de RACH GIA, établi loin des routes et des canaux, dont les habitants connurent un jour, par moi, avec stupeur, qu’ils n’étaient plus propriétaires de leurs terrains d’habitation, ceux-ci ayant été incorporés au Domaine public, parce que n’ayant aucun titre régulier ou n’ayant pas été informés du sens des opérations de bornages, ils s’étaient pas présentés devant les commissions cadastrales.
« Faut-il s’étonner si, devant ce qu’ils considèrent comme des mesures arbitraires, les Cambodgiens abandonnent, parfois en masse, certains villages, pour fuir l’injustice et la spoliation. Des créanciers annamites ou chinois font signer à des paysans khmers illettrés, des actes léonins qui aboutissent, à brève échéance, à la dépossession totale du débiteur. Le mal était devenu si manifeste, et l’usure si coutumière de semblables expropriations, que l’administration française du s’en alarmer. En 1937, le visa de l’enregistrement fut déclaré obligatoire pour les billets de dettes, avec signature conjointe du débiteur et du créancier. A Trà-vinh, il apparut même nécessaire, d’exiger leur présence, lors de l’inscription des hypothèques sur les registres fonciers.
« Il serait souhaitable, à un autre égard, que fussent élargies, ou renforcées, certaines mesures prises à la veille de la guerre, par l’autorité française, notamment celles qui prescrivaient que, dans les villages mixtes, l’élément khmer fut représenté par un nombre de notables, proportionnel à son importance, ou encore, celle qui instituait un officier auxiliaire d’état civil, dans les villages en majorité cambodgiens. Mais ces mesures ne pourraient devenir pleinement efficaces, que si les notables ainsi désignés, prenaient rang, sous certaines conditions et selon l’importance numérique de la minorité, parmi les plus considérables des membres du conseil communal.
« Il est important aussi, que l’élément cambodgien ait la place qui lui revient, dans tous les corps élus, à quelque échelon qu’ils soient institués, On avait proposé, il y a une vingtaine d’années, que des cantons autonomes, relevant directement de l’autorité supérieure, fussent organisés, là où la minorité se présente en formations suffisamment compactés pour justifier cette mesure. Mais on peut concevoir aussi que la désignation de chefs de cantons khmers soit déclarée obligatoire, dans les régions ou le groupe ethnique est prépondérant, avec des sous-chefs de cantons, là où il ne détient pas la majorité. De toute manière, il est nécessaire que les Cambodgiens relèvent des fonctionnaires ou de conseillers parlant leur langue et que, dans les concours administratifs, un certain nombre de places soient réservées aux candidats aux fonctions publiques, avec à titre provisoire, des conditions spéciales, Il paraît indispensable que la langue cambodgienne soit officiellement admise dans la rédaction des requêtes ou de la correspondance administrative. Enfin, on ne peut que souhaiter le développement du bureau des affaires cambodgiennes, qui avait été créé à la veille de la guerre, auprès du cabinet du Gouverneur.
« Les Cambodgiens sont appelés à prendre une certaine importance numérique en Cochinchine. Loin d’être en recul, leur nombre s’accroît à chaque recensement. En 1888, ils étaient 150.000 sur 1.600.000 habitants. En 1925, ils étaient devenus 300.000, sur une population globale de moins de cinq millions d’habitants.. Leurs relations avec les Chinois sont excellentes, et l’on compte de nombreux métis sino-cambodgiens qui, fait remarquable, adoptent volontiers les coutumes de la mère, ce qui est rarement le cas pour les métis sino-annamites. Les Khmers de Cochinchine entretiennent généralement avec les Annamites des relations dénuées de sympathie. Ceux-ci les appellent avec condescendance, des Thô, c’est-à-dire les « hommes de la terre », mais ils rendent mépris pour mépris, en traitant les autres de Yun, sanskrit yavana (4), c’est-à-dire  des « Barbares du Nord ». Il est certain que ces inimitiés, fondées sur des incompatibilités de mœurs, de langue, de religion et aussi, sur toute l’amertume d’anciennes dépossessions, ont pour effet d’entretenir un état de friction latente, préjudiciable à la paix sociale, et qui réclame le contrôle d’un arbitre.
« A cet égard, la Cochinchine apparaît par excellence, comme une terre fédérale, où la France pitoyable aux faibles et généreuse envers des sujets loyaux, doit faire prévaloir des solutions de justice et rétablir l’équilibre que tend à détruire dans le monde, la triviale sélection des plus forts. Il lui appartient d’attribuer à la minorité cambodgienne du Bas Mékong, un statut politique qui n’a jamais encore été clairement défini, à sauvegarder ses droits par des mesures administratives, à maintenir son originalité culturelle, à protéger surtout sa fortune immobilière, patrimoine qui s’amenuise un peu tous les jours, par l’effet d’incroyables abus. J’ajoute que notre pays ne saurait se désintéresser non plus, de la condition morale de ces populations. La minorité cambodgienne de Cochinchine s’est traditionnellement appuyée sur le Bouddhisme du Sud, tandis que l’Annam adoptait le Bouddhisme du Nord. Il reste à la France, vieille nation chrétienne et libérale, devenue par l’Afrique, une métropole musulmane, à devenir pour l’Asie du Sud-est, une métropole bouddhique. Ce n’est plus un secret, que le Japon avait tenté d’organiser à sont profit, les sectes du Bouddhisme en Indochine, et que le Siam poursuivait depuis longtemps au Cambodge, les mêmes fins, pour des raisons d’expansion territoriale. Les bonzes cambodgiens de Cochinchine se trouvent placés dans le rayonnement de l’Institut bouddhique de Phnom Penh, ayant aussi des attaches au Laos, institution de caractère fédéral, dont le développement est souhaitable et l’importance ne saurait être sous-estimée.
« Je voudrais en terminant, attirer votre attention, sur quelques égards dus à ces populations, quand l’on se trouve appelé à circuler dans leurs villages. Il est bon, quand on pénètre dans une pagode, où l’on est reçu toujours, dès le seuil, par quelques bonzillons ou quelque moine de seconde importance, de demander à saluer le chef du monastère, qui est souvent un respectable vieillard. Si c’est l’heure du repas ou s’il repose, il est courtois de ne pas insister. Les Cambodgiens sont toujours sensibles aux égards que l’on a pour leur clergé, ou pour les achars si l’on a quelque question à traiter qui intéresse la pagode. L’on vous offrira du thé ou de l’eau de coco. Acceptez-les, même si la tasse est crasseuse ou même si vous n’avez pas soif, car ce don émane toujours d’un cœur ouvert. Asseyez-vous sur la natte, où le supérieur vous convie. On fera, autour de vous, un cercle respectueux. Enquerrez-vous des besoins locaux, de l’état des récoltes, de la santé du bétail, de la fréquentation des enfants à l’école de la pagode. Ne manquez pas de faire une visite au bonze instituteur. Distribuez des bonbons ou des images. Ayez un propos aimable pour les vieillards. Soyez jovial à l’occasion. J’ai pu obtenir des renseignements qui m’ont conduit à d’importantes trouvailles archéologiques, simplement en distribuant des boîtes d’allumettes, des bâtonnets d’encens, ou des morceaux de savon, en soignant de petites plaies, ou encore, en versant quelques gouttes de collyre, dans des yeux d’enfants atteints de conjonctivite. Ne soyez jamais impatients, ni trop pressés, et n’offrez jamais d’argent à des bonzes. La règle leur interdit de l’accepter. Si vous êtes cependant dans la nécessité de le faire, usez de l’intermédiaire d’un laïc, achar ou autre, en spécifiant toujours, qu’il s’agit d’une contribution de votre part ou de l’administration, à l’entretien du sanctuaire ou au développement de l’école.

[1] Alain Forest : « Le Cambodge et la Colonisation Française (1897 – 1920) » Ed. L’harmattan, Paris 1980, page 13

« Si vous devez séjourner dans la pagode ou s’y établir un cantonnement, prescrivez à vos hommes de ne pas être trop bruyante, surtout au moment des offices. Même si le terrain est très vaste, faites établir hors de l’enceinte, les constructions provisoires qui devront répondre aux besoins de la vie matérielle. Veillez surtout à ce qu’aucun animal, bœuf, porc ou même poulet, ne soit sacrifié dans cet enclos, où la vie animale est sacrée, à l’égal de l’existence humaine. Ces quelques précautions suffisent ordinairement à s’assurer la sympathie de populations qui ne demandent qu’à être fidèles. Beaucoup de ces remarques sont valables, dans les pays annamites, et il faut bien peu de manifestations de bienveillance, pour réussir la conquête des cœurs.
« Par leur remarquable tenue morale, les Cambodgiens de Cochinchine ont gagné notre estime et mérité la sollicitude que la communauté française se doit de témoigner à ceux qui, ayant souffert dans leur personnalité nationale, ont compris que l’avenir de leur pays ne pouvait se concevoir que dans un ensemble assez vaste, pour apaiser des frictions et faire éclore de communes aspirations. Si j’avais accepté ce soir, de vous entretenir de cette minorité, si digne d’être préservée d’une assimilation inéluctable, c’est sans doute qu’il m’a plu d’être ici, l’avocat des faibles. C’est aussi parce que la Cochinchine est un pays chargé d’histoire, où il est juste que survivent les descendants authentiques des bâtisseurs d’Angkor. Et puis, qu’il me soit permis de plaider aussi, la cause de ceux qui pensent que l’universalisme ne suffit pas à tout. Ce qui faisait pour le voyageur et l’artiste, la séduction et la variété du monde, est en train de s’abîmer dans une effroyable uniformité d’habitudes. Il semble que sous la terrible contrainte des lois industrielles, il n’y ait plus de place pour la charmante originalité des coutumes, où les peuples manifestaient leur génie. Mais la France est une vieille nation d’équilibre et de raison. Sa pensée mûrie par des siècles de réflexion claire, dispose d’un clavier riche de nuances et de demi-tons, où s’exprime toute la complexité de la nature humaine. Aux conceptions simplistes et confuses des tard-venus dans la voie de la civilisation, elle ne cessera d’opposer avec sang-froid, la notion de la diversité du réel. Il lui appartient, dans un monde nouveau, de promouvoir un esprit nouveau, fondé non plus sur des simplifications égalitaires, mais sur des considérations de justice proportionnelle et sur le droit de toutes les nations à l’existence, double espoir dans lequel il nous plaît de reconnaître et de saluer une revendication d’humanité. »[1]
Louis Malleret « Conférence d'information », faite à Saigon, le 17 décembre 1945, sous le patronage du Bureau des Affaires Culturelles du Service Fédéral de l'Instruction Publique, pour les officiers et fonctionnaires du Corps Expéditionnaire de l'Indochine. Publiée dans « Bulletin de la Société des Études Indochinoises » Tome XXI 1er semestre 1946 ».
Cette conférence est faite près d’un siècle après l’arrivée des premières forces coloniales dans la région. Malgré la politique de vietnamisation à outrance proclamée ouvertement par le Myre de Vilers, nos sœurs et frères Cambodgiens de Cochinchine continuent toujours de résister. Mais si au Cambodge, nous investissons massivement dans l’enseignement de la maternelle jusqu’à toutes les universités, en particulier scientifiques et technologiques, en utilisant la langue de nos ancêtres comme langue véhicule, nous apportons la plus grande aide à nos sœurs et frères du Kampuchea Krom à garder leur identité cambodgienne et aussi à nos sœurs et frères de Thailande. En Thailande, on accepte que nos sœurs et frères continuent à utiliser la langue cambodgienne, mais écrite avec les caractères siamois. Cela ne prouve-t-il pas l’importance de notre langue mais aussi de notre écriture ?
Cette expérience, décrite par Malleret en Cochinchine, montre qu’on peut faire disparaître un peuple, sans tuer par les armes, « pacifiquement », rien qu’en l’empêchant de l’enseigner dans sa langue maternelle. De nos jours au Cambodge en principe indépendant, qui prend conscience de ce fait fondamental ? Jusqu’à présent, toutes les universités, particulièrement scientifiques sont entre les mains des étrangers. Ils enseignent naturellement dans des langues étrangères.. Laissant notre peuple vivre dans l’ignorance, donc dans la pauvreté, voire dans la misère, avec des intellectuels qui méprisent la langue de leurs parents, la langue de leurs ancêtres qui ont bâti une des plus grandes civilisations du monde. Alors que nos voisins développent leur langue ce qui fait que leurs peuples sont de loin plus instruits que le peuple Cambodgien. Ne nous acheminons pas progressivement, et sûrement, vers la disparition du Cambodge béatement et inconsciemment ? Réveillons-nous avant qu’il ne soit trop tard !
Ce qui montre qu’il ne faut pas s’attendre à la reconnaissance de la part des grandes puissances. En plus, lors du traité du Protectorat de 1863, la Cochinchine ne comprenait que trois provinces autours de Saigon et Vinh-long :
« Le 5 juin 1862, un traité de paix avait été signé à Saigon entre la France et le Vietnam. Aux termes de ce traité, le Vietnam recouvrait Vinh-long, mais il cédait à la France les trois provinces orientales de Gia-dinh, Bien-hoa et Mytho et s’engageait à payer une indemnité de vingt millions de francs. »[2]
Mais progressivement elle englobe toujours plus de terres cambodgiennes comme le montre, hélas, que partiellement, Sarin Chhak dans sa thèse bien connue. Alain Forest confirme certaine partie de la thèse de Sarin Chhak, dans sa thèse publiée sous le titre « Le Cambodge et la Colonisation Française », Édition L’Harmattan, Paris 1980, page 441 :
« Le rattachement de la province de Stung Treng au royaume en 1904 a masqué en fait l’amputation d’une partie de la province, et considérés comme telle que les autorités coloniales elles-mêmes. En effet, après bien des hésitations, puisque le gouverneur général proposait de pousser la frontière du Cambodge jusqu’à la ligne de partage des eaux entre le Cambodge et le Vietnam,… tout l’est de la province ainsi qu’une partie de l’hinterland montagnard sont détachés de Stung Treng et assemblés en une nouvelle province, le Darlac, province « limitée au nord par la chaîne de partage des eaux entre les bassins de l’Houé-Tiamal et de l’Houé-Tiaba, le cour du Srépok jusqu’au Pak Ladrang, la chaîne de partage des eaux entre les bassins de la Nam Ladrang et de la Nam Lieou, à l’est par la chaîne annamitique, à l’ouest par le rivière Dak Dam, au sud par le massif montagneux où naît la Song Ba. »
« Le 21 décembre 1911, maigre consolation pour le Cambodge, le pays reçoit la région dite des Jörais, petit triangle qui s’enfonçait à l’intérieur du Cambodge, à l’est de l’actuel Lomphat.
« Le reste de la frontière khméro-vietnamienne avait été grossièrement fixé depuis les années 1870, le plus souvent, là encore au détriment du Cambodge. Ainsi, toute une région située entre Tay Ning et la circonscription de Prey Veng, peuplée quasi exclusivement de Cambodgiens, fut-elle autoritairement rattachée à la Cochinchine sous la pression du gouvernement de Saigon. Dans les années 1890, malgré l’opposition du roi et de, lequel s’oppose à toute amputation du pays et y gagne la réputation de mauvais coucheur aux yeux des coloniaux cochinchinois, le gouvernement de Cochinchine soustrait encore au Cambodge plusieurs cantons dont ceux de Loc Ninh et de Phuoc Lê (1893).[3]
D’après le texte de Benedict Anderson, que nous avons cité plus haut, les intérêts du pouvoir colonial résident dans le développement du nationalisme vietnamien pour faire face aux menaces de la Chine. C’est pour cette raison que la France choisit Hanoi comme capitale, la ville la plus proche de la Chine

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*          *

Pour mesurer l’importance économique du Cambodge sous le règne d’Ang Duong, Nous essayons de connaître les produits cambodgiens vendus à cette époque. Nous pouvons  avoir une idée au moment de la création du port de Saigon. A ce moment là, les bateaux venant de France, ne pouvaient pas retourner à vide. Il faut les charger avec des produits de valeur. Nous avons la réponse dans le livre « Bordeaux et la Cochinchine, sous la Restauration et le Second Empire » Etienne Denis, édition privée, 1965. La Société « Denis Frères » est la première société française installée à Saigon, lors de sa création :
Page 143 – 144 :
« Chapitre IX (page 143)
« L’ouverture Commerciale du Cambodge
« Parmi toutes les difficultés que les maisons (commerciales) bordelaises rencontrèrent à Saigon, une des plus graves fut l’impossibilité où elles furent de trouver dans le pays les produits qui auraient pu fournir des chargements de retour aux navires qu’elles avaient en consignation.
« Sans doute, les provinces orientales de la Cochinchine, Gia-dinh, Bien-hoa, Mytho, avaient-elles été conquises, mais cette région produisait à peu près exclusivement du riz. On peut trouver étrange que, dans un port comme celui de Saigon, qui à peine ouvert, avait pu, dans la seule année 1860, expédier en Chine, à Manille et dans le détroit malais 60 000 tonnes de riz, les navires n’avaient pas tout simplement chargé du riz à destination de la France.
« Le fait s’explique – tout comme la lenteur avec laquelle le commerce de la Cochinchine s’organisa – parce que, pendant longtemps, les riz de Saigon furent considérés comme de trop médiocre d’apparence et de qualité trop inférieure pour pouvoir soutenir la comparaison avec le riz de Calcutta, alors seul apprécié en Europe.
« Au surplus, le taux des frets de retour était élevé et les navires étaient de faible tonnage. Aussi n’était-il indiqué de n’envoyer vers la métropole que de riches cargaisons. Il y a lieu enfin de remarquer que, antérieurement, dans les relations de voyage, le riz n’avait jamais été cité parmi les marchandises que la Cochinchine était susceptible d’exporter.
« Les trois provinces ne pouvaient suffire à constituer pour le nouveau port un arrière-pays en rapport avec le grand avenir qui, dans la pensée des amiraux-gouverneurs, devait être le sien. Il était difficile que le gouvernement métropolitain, si réservé qu’il fût au début, limitât son horizon à la seule possession du port de Saigon et de ses provinces contiguës. En descendant de Tourane sur Saigon, l’amiral Rigault de Genouilly n’avait eu que des opérations de diversion, mais ses successeurs ne manquèrent pas de concevoir des visées plus ambitieuses. C’est en pensant aux bois d’essence rares, au sucre, au coton, à l’indigo, à la soie, dont parlaient tant de correspondances et de récits, que les armateurs et les négociants avaient dirigé leurs efforts vers la Cochinchine (…)
Page 144, 145 :
« Une correspondance, dont l’auteur (Paul Le Faucheur) fut appelé à jouer un rôle important dans l’essor du Cambodge, nous donne des renseignements de première main, un peu optimiste peut-être, sur les ressources que le royaume khmer paraissait devoir offrir :
« Les immenses richesses de ce pays, écrit cet auteur, sont des plus exploitables…Son climat est bien plus sain que ceux de la Cochinchine. Le coton du Cambodge peut se comparer au plus beau coton d’Amérique, son poivre a été placé au-dessus d’Alepy ; l’indigo, les tabacs, le mûrier et la canne à sucre y viennent admirablement. Dans la seule province de Compong-Soay, sur les bords même du fleuve, on a pu compter plus de quarante espèces d’essences précieuses ; les sapins y sont en abondance dans les endroits montagneux ; au Nord se récoltent le cardamome et la gomme-gutte, dont la production n’appartient qu’au Cambodge seul dans le monde entier…Le fer aciéreux qu’on emploie au Cambodge est extrait du pays même…Le bétail y est nombreux…Dans le pays, se trouve une pierre magnifique et très estimée, qu’on appelle pierre de Pursat ; c’est de l’albâtre cloisonné. Les autres produits du Cambodge pour l’exportation comprennent les nacres, les peaux de buffles, de tigres, de cerfs, des écailles, de l’ivoire, des os d’éléphants, des huiles de poisson, les sucres bruts, les plumes d’oiseaux, des cornes, des racines, des bois d’aigle, la gomme laque, des résines, la cire, le rotin et les joncs. L’élevage des vers à soie y est très répandu ; chaque maison est une petite magnanerie, où l’on, file quelques kilos de soie. »
Page 149 – 150 :
« Le bois de teck était particulièrement apprécié parce que, imputrescible. Il convenait parfaitement à la construction des navires et parce qu’il n’existait nulle part en dehors de la péninsule indochinoise. Le souvenir de ces premières recherches de teck subsistera et fut sans doute à l’origine de l’entreprise que, trente années plus tard, la maison Denis Frères tentera au Laos. Des affaires de ce genre prirent un grand développement en Birmanie et au Siam et devinrent une des deux industries maîtresses de Rangoon et de Bangkok, avec l’usinage des riz.
« A défaut de teck, Le Faucheur expédia aux frères Denis le bois de ses premières coupes. Le 16 février 1866, la correspondance de la maison mentionne : « Le Faucheur arrive du Cambodge avec une partie des bois destinés à l’administration, qui en a grand besoin. Les trains (de bois) seront bientôt ici. » Dans les années suivantes, les livraisons se poursuivirent, d’autant mieux appréciées que la Cochinchine importait alors de Singapour jusqu’à 30 000 tonnes par an de bois d’œuvre.
« Quelle qu’ait été son importance, cette affaire de bois eu un autre résultat appréciable, celui de mettre Le Faucheur en relation avec le roi du Cambodge. Le roi Norodom ne tarda pas, en effet, à passer à Le Faucheur des commandes de la nature la plus variée, que Le Faucheur transmettait à ses correspondants saigonnais.
« En octobre 1864, la firme fait ainsi venir de France, pour le souverain khmer, douze sabres et douze ceinturons d’ordonnance ; en août 1868, des bijoux et des pierreries, qui seront échangés contre des barres d’argent du trésor royal, genre d’affaires analogue à celui que Shill Malherbe et Cie, agents d’Eymond et Henry à Bangkok, avaient l’habitude de traiter avec le roi de Siam. Le 29 octobre 1868, ce sont des machines et une pompe à vapeur pour élever l’eau à quinze mètres qu’il s’agit de procurer au roi. Il va sans dire que les fournitures de Denis Frères à la cour du Cambodge ne se limitèrent pas à ces quelques envois, mentionnés à titre d’exemple. C’est par l’intermédiaire de Le Faucheur et de la maison Denis Frère que le commerce bordelais devint le premier fournisseur français du roi Norodom.
« Le Cambodge s’ouvre donc, et c’est au profit de la place de Saigon qu’il s’ouvre. Le royaume khmer, en effet, ne possédait qu’un port, Kampot, sur le golfe de Siam. A la fin du XVIIIè siècle et au temps encore de Mgr Pallegoix, (d’Ang Duong) on avait compté parfois jusqu’à 60 vaisseaux sur la rade de Kampot. Mais le trafic était tombé et c’est à peine si un ou deux navires européens venaient maintenant faire chaque mois un chargement. La rade offrait un abri peu sûr aux grands voiliers ; en outre, la route entre Kampot et Phnom Penh n’était plus en état de viabilité. Seules fréquentaient encore Kampot les barques chinoises allant porter à Singapour le poivre de la province. 
Les richesses du Cambodge, sous Ang Duong, ne se bornent pas seulement aux produits commercialisés par le port de Kampot. Il y a les produits commercialisés par le port de Bangkok :
Page 319 :
C’est à propos seulement du Cambodge que les Anglais montrèrent un peu plus tard quelque jalousie. Indiscutablement, Saigon devait enlever à Singapour un de ses ports satellites, Kampot, qui selon Le Faucheur, avait compté à la fin du XVIIIè siècle jusqu’à soixante vaisseaux en rade et quelques unités au moins au cours de la moitié du XXè siècle. Le drainage par Saigon des produits cambodgiens n’est pas discuté, mais à la condition que Bangkok n’en encoure pas de dommage. Les Britanniques défendent avec vigilance le port siamois et il leur déplait de rencontrer à Bangkok les représentants de Remi Schmidt, de Eymond et Henry, de Ed. Renard et Cie, ainsi que des navires français n’ayant pas trouvé en Basse-Cochinchine un fret de retour suffisant. Pour prévenir le plus possible la concurrence, les Britanniques ne manquèrent pas d’encourager en sous-main les prétentions siamoises sur le Cambodge et la domination de Bangkok sur les provinces irrédentes de Battambang et d’Angkor. Leur intérêt était que les produits des régions fertiles environnant le Grand Lac ne fussent pas entraînés vers l’Est, mais continuent, malgré le mauvais état des routes de terre, à se diriger vers le Ménam, à l’entrée duquel leurs navires contrôlaient la plus grande partie du trafic.
Notons aussi que les provinces de Battambang et de Siem Reap sont toujours restées cambodgiennes à l’arrivée des Français, comme le montre le témoignage ci-dessous. Il en est de même des provinces siamoises actuelles contiguës à nos frontières du Mékong au Golfe de Siam. Les Cambodgiens de Battambang ont joué des rôles importants dans l’Histoire du Cambodge, comme dans l’Histoire de la Thailande. Les familles Sao, Poc, Boun Chan et Aphayvong sont originaires de Battambang. Ont-ils des ancêtres communs ? En tout cas il y a des mariages entre ces familles. Rappelons que la famille Aphayvong fut à un moment chef de la province de Battambang et a fait construire une demeure qui reste toujours dans la ville de Battambang. Les bureaux actuels du ministère de l’Education à Phnom Penh en est presque une copie. Un Aphayvong fut Premier Ministre à Bangkok.
Même de nos jours il y a encore des chefs militaires thais d’origine cambodgienne et qui se marient avec des femmes cambodgiennes de Battambang.
Il est souhaitable que les Cambodgiens fassent une liste des maisons et bâtiments construits par des Cambodgiens avant le Protectorat et aussi un peu après jusqu’au début du XXè siècle et les classer comme monuments historiques. Faire aussi une liste d’anciennes pagodes comme patrimoine national. Préserver les constructions anciennes, c’est déjà intéresser nos enfants à l’histoire, un des facteurs fondamentaux de l’unité nationale. S’il faut les détruire, nous souhaitons qu’il y ait des photos et des plans détaillés de ces patrimoines historiques légués par nos aînés.
Etienne Denis, page 307 :
Spooner révèle cependant sa forte personnalité par une très sérieuse étude qu’il rapporte d’un voyage d’exploration au Cambodge. Désigné par l’amiral Bonard pour accompagner la mission de l’enseigne Roquebert et de l’ingénieur hydrographe Manen, il est spécialement chargé de noter les possibilités commerciales des régions traversées. Ce voyage, qu’il poussa jusqu’à Angkor et à Battambang, dura un peu plus de six semaines (novembre et décembre 1862).
Le rapport que Spooner établit à son retour est un document encore utile à consulter. Il dénote un esprit curieux, ouvert et cultivé. Il montre, par exemple, le caractère nettement cambodgien des provinces de Battambang et d’Angkor malgré leur appartenance au Siam, ou bien la situation exceptionnellement favorable de Phnom-Penh, nœud de toutes les communications fluviales. Il remarque que la terre, propriété exclusive du roi, est louée à court terme à la population, non d’après la superficie, mais d’après le nombre de « coudées de façade sur le fleuve ». Bien entendu, il insiste sur le développement de la pêche, sur la culture et l’industrie du coton. Il omet cependant le poivre, introduit vers 1840, sans doute parce qu’il ne traversa pas les contrées où cette culture s’était implantée. Il ne néglige pas pourtant de s’informer des provinces méridionales du royaume khmer, puisque, à propos des relations commerciales existantes entre les Chinois du Cambodge et les Chinois de Cholon (Saigon) et de Singapour, il note le rôle du port de Kampot, où ne paraissaient pas les navires français, mais que fréquentaient à l’occasion les navires britanniques.
En note :
Spooner rapporta du Cambodge des échantillons variés. Son comte rendu de mission, paru dans les Annales du Commerce extérieur, Chine et Cochinchine, livraison 36 mai 1865, sous le titre de « Voyage au Cambodge. Renseignements topographiques statistiques et commerciaux », est une mine de documents qui dénote une maturité d’esprit étonnante chez un jeune homme de 22 ans. Spooner poursuivit de front les enquêtes archéologiques et les opérations commerciales. On lui doit plusieurs articles d’érudition et de politique générale, par exemple : L’ancien royaume Khmer, le temple d’Angkor, Illustration, 3 janvier 1866, La situation financière de la Cochinchine, Saigon, 1874 ; Exploration aux ruines des monuments religieux de la province de Bati (Cambodge)[4].
Etienne Denis est un commerçant, pour lui, la connaissance des problèmes d’intérêts des grands pays est fondamentale pour le succès de son entreprise.
Page 151 :
« L’ouverture du Cambodge est également à l’origine de la construction à Saigon de la première usine qui eût été montée en Cochinchine, c’est, en effet, l’égrenage des cotons du Cambodge que Renard et Cie, les correspondants de Sensine et Chalès, firent installer près de Saigon, sur la route basse de Cholon, les machines à cet effet. A cette époque l’industrie du coton prenait dans le monde une place rapidement grandissante. Etant donné la disette de coton qu’entraînait alors la guerre de Sécession, la culture du coton aurait pu et aurait dû prendre au Cambodge, comme dans l’Inde, une grande extension. Il n’en est rien. Le Cambodge contribua cependant d’une manière appréciable au développement du port de Saigon par ses exportations de poivre, de poissons salés, de bétail sur pied et d’autres végétaux et animaux. »
D’après cette description, nous pouvons évaluer l’importance du développement économique sous la gestion et l’efficacité de l’administration d’Ang Duong.
Un autre fait important à signaler, Paul Le Faucheur (1832 – 1874) est le seul Français à vouloir développer des entreprises industrielles au Cambodge. Il a commencé par créer la première entreprise des Travaux Publics pour la construction des premières maisons en maçonnerie à Phnom Penh. Il fut l’architecte et maître d’œuvre du premier Palais Royal de Phnom Penh en 1866.
 Page 151, 152 :
« Le roi Norodom avait conçu de grands projets et il comptait sur Le Faucheur pour les mettre à
exécution. Après avoir monté des fabriques de chaux à Hatien et à Phnom-coulang au Cambodge, Le Faucheur s’était fixé à demeure auprès du roi en 1865. Etienne Denis confirme donc que Hatien était Cambodgien après le traité de 1863.
(…)
Après trois ans d’instance, le Roi s’est enfin décidé à construire la ville en brique. A mon départ (pour la France, où Le Faucheur prit un congé en 1872, après un séjour de quatorze ans.), j’avais déjà construit quarante maisons, soixante autres étaient presque achevées, et j’ai passé avec M. Roustan, négociant à Saigon, des contrats pour l’érection de deux cents autres maisons (qui devront être terminées le 31 décembre 1872)… J’ai fait bâtir un poste de police, un marché couvert. Des ordres ont été lancés pour l’achèvement des maisons de plaisance pour le jardin du Roi ; on en termine d’autres pour les ambassadeurs…Les ateliers du Roi contiennent cinq machines à vapeur qui ont déjà rendu d’immenses services… Ces travaux sont exécutés par moi sur les plans qui me sont donnés et dessinés par le Roi lui-même, qui a adopté presque en entier notre architecture européenne, et il obtient des résultats très satisfaisants en l’alliant à celle de son pays… »
Il est intéressant d’essayer de connaître qui sont les techniciens et ouvriers utilisés par Le Faucheur pour ses constructions dont le premier Palais Royale dont il est l’architecte et le maître d’œuvre :
« In his book “The Land of the White Elephant”, American traveller and writer Frank Vincent describe his 1872 visit to the Royal Palace of Phnom Penh as follows :
“The Palace is but just completed. It was planned and its erection was superintended by a French architect, but it was built through out by Cambodian workmen.”[5]
Ainsi, pour construire ce premier Palais Royal, l’architecte est Français (Paul Le Faucheur) et les techniciens et travailleurs sont des Cambodgiens. Malheureusement Le Faucheur décède d’une forme virulente de paludisme en 1874. Par la suite le pouvoir colonial utilisera exclusivement les Annamites dans tous les métiers techniques.
Pourquoi cette main-d’œuvre était exclusivement cambodgienne ? D’abord Le Faucheur a des problèmes avec la main-d’œuvre annamite. Il l’a signalé dans son livre : « Lettre sur le Cambodge » éd. Challamel Aîné, Paris1872, et aussi dans le livre d’Etienne Denis. Il y aussi l’hostilité de la famille royale :
 Alain Forest : p. 435 :
« Ces événements (occupation du Cambodge sous Ang Mei) déterminent de durables réflexes de
méfiance, notamment au niveau des classes dirigeantes. La reine-mère de Norodom par exemple, témoin des événements de 1840, aura des réactions sévèrement anti-vietnamiennes : vers 1880, lorsque le Père Lazard lui demande la permission d’installer une communauté vietnamienne sur ses terres de Veal Thom, elle répond : « Je ne veux pas d’Annamites sur mon royaume, (…) sur ces terres des Cambodgiens, j’en serais très heureuse… » Pendant l’insurrection générale  de 1885-1886, le rappel de la menace passée joue un rôle mobilisateur contre les étrangers français ; Rappelez-vous, les Annamites autrefois, ils ont pris le Luong Obbareach Ang Em et Preah Put Nola et les ont fait mourir dans le Binh Thuan et les affiches de propagande : « Les Français ont fait venir ici quantité de monde de Saigon (…) parce qu’ils veulent être les maîtres, veulent changer nos usages et supprimer nos lois »[6]
Contrairement à la légende propagée par le pouvoir colonial, ce fait montre que les Cambodgiens sont capables, comme tous les autres peuples, de tout apprendre et de tout réaliser en tout, si l’on prend la peine de les lui apprendre. Beat Richner vient de le montrer en réussissant à développer les Hôpitaux Kantha Bopha avec tout le personnel entièrement cambodgien. Depuis la mort d’Ang Duong aucun responsable politique n’a pris la peine d’investir massivement dans l’enseignement de la maternelle aux universités surtout scientifiques et techniques en langue du peuple et aussi dans les départements d’Histoire, de Langue nationale. Un peuple instruit est le garant fondamental de la pérennité de la Nation Cambodgienne.
Etienne Denis (page 259) :
 « Le Faucheur revient au Cambodge en 1873. Il se lance dans l’élevage ; il prospecte la gomme-gutte et la gutta ; il entreprend la création de hauts fourneaux en empruntant aux natifs une partie de leurs méthodes. Ses industries, désormais bien assises, lui valent d’obtenir à l’Exposition de Saigon en 1874, huit médailles d’honneur. Le Faucheur poursuit également des recherches scientifiques pour les sociétés de géographie et d’acclimatation de France dont il est membre »
« Mais pour aller ramasser toutes ces marchandises au Cambodge comme en Cochinchine, chez les producteurs, puis les acheminer jusqu’à Saigon, seuls les Chinois pouvaient le faire. C’est ce qui explique d’ailleurs l’existence et le développement de la ville de Cholon. Mais il y a plus :
« Il est interdit de rien demander à la métropole. Les capitaux français implantés en Cochinchine sont insignifiants. Seuls les Chinois sont fortunés, seuls ils peuvent attirer les richesses considérables  détenues par leurs compatriotes de Singapour et de Hong-kong. Si ces richesses peuvent contribuer à sauver la Cochinchine, si elles peuvent la porter au degré de développement qu’elle doit atteindre, sans menacer directement la souveraineté de la France, dès lors aucune hésitation n’est permise. Ce n’est pas Ban Hap que l’administration et Spooner se soucient de sauver, c’est le crédit de Ban Hap auprès des négociants de Hong-kong, parce que toute la vie économique du pays est suspendue à ce crédit et que le salut ne peut venir que de cette place, et non de France. » (p. 209).
« Edouard Renard est partisan de l’émigration des Chinois, en raison de l’impulsion qu’ils donnent à toutes les activités auxquels ils s’adonnent. Il relève les efforts qu’ils ont accomplis dans les constructions d’immeubles, comme dans les entreprises agricoles lancées par les émigrés de Fou-Kien. Il va jusqu’à penser que seuls les Chinois sont capables de défricher ces terres si fertiles et de leur faire produire les richesses susceptibles d’alimenter un commerce d’exportation. » (p. 313)
Ainsi les Chinois sont les bienvenus. La Banque de l’Indochine prête de l’argent à la Congrégation chinoise de Saigon, à un certain taux. Puis cette dernière prête à la congrégation de Phnom Penh, à un taux un peu supérieur. Puis cette dernière répartit à des congrégations de provinces et ainsi de suite. Ce qui fait que, finalement, le paysan Cambodgien emprunte au taux de 10 % par mois. La présence des Chinois au Cambodge date au moins depuis la période angkorienne comme en témoigne Tchou Ta Kouan. Un grand nombre de ces Chinois finissent, cependant, par se marier avec des Cambodgiennes et adoptent les mœurs, coutumes et langue cambodgiennes. Ils sont devenus des Cambodgiens à part entière et beaucoup sont morts pour défendre le Cambodge. La famille royale du Cambodge a aussi du sang chinois. Au Siam, le roi favorise l’immigration des Chinois pour développer l’industrie et le commerce.
En plus le Cambodge contribue financièrement au développement de Saigon :
Page 298 :
Dans ces conditions, le gouvernement pourra supprimer une partie de ses canonnières de guerre et toutes ses canonnières de transport ; il réalisera de ce chef une économie de 500 000 francs par an. « Le débours, poursuit l’amiral, ne sera donc que de 166 000 francs et, comme le Cambodge a là-dedans les mêmes intérêts que nous, j’ai fait demander au Roi d’y participer dans le rapport de nos budgets, c’est-à-dire pour un tiers. J’ai la conviction que cette entreprise aidera puissamment le commerce, l’agriculture et l’industrie européenne à l’intérieur et qu’elle ajoutera une belle page à l’histoire de notre colonisation. Dans ce pays où les rivières sont des routes, la navigation à vapeur produira une révolution économique comparable à celle des chemins de fer.
Notre histoire, jusqu’à présent, est écrite principalement par des étrangers avec leurs subjectivités et leurs intérêts. Il est temps que les Historiens Cambodgiens prennent la relève et fassent des recherches sérieuses basées sur de nouvelles interrogations. Il y a aussi L’Insurrection Nationale de 1885 – 1886 qui a obligé le pouvoir colonial de renoncer au projet de rattacher le Cambodge à la Cochinchine.
 « L’Insurrection (Nationale 1885-1886) a mis en échec non seulement les réformes, momentanément, mais aussi, durablement, les volontés d’annexion qui se profilaient derrière celles-là, le Cambodge y a sauvé son existence face à la Cochinchine française. »[7]
Maintenant le livre de Frank Vincent « The Land of the White Elephant » est de nouveau disponible publié par General Books 2009. Nous faisons de larges extraits ci-dessous qui décrit en détail Phnom Penh, le Palais Royal nouvellement construit en 1866 et Saigon en 1872 ;
p. 106
Chapter XXI : Panompin
 The general appearance of the city of Panompin – Mountain of Gold – is dull, nothing breaking the uniformity of its bamboo huts excepting a slender, pyramidal pagoda, one of the palace building, and two blocks of brick stores, recently built by the King ; it resembles many of the villages among the banks of the Mesap, only differing from them in size – number of dwellings and shops. The water in the river was very low at the time of my visit, and thus the city seemed built upon a bluff fully thirty feet in height ; there were no floating houses to be seen, and not a great number of boats, most of which were owned and manned by Chinese. Part of Panompin, to the south, is built upon an island, and nearly opposite this river which drains Lake Thalaysap – the Masap – enter the great Makong, one of the largest river of the world, which rises near the confines of Tibet, and, after acourse of 1,700 miles, empties itself into the sea at the southern extremity of Cochin China, and which as a distance of river 200 miles from its mouth is three miles in width. Another and not a small portion of Panompin is built upon the opposite side of the river, to which ferry-boats are continually crossing. As we sailed slowly down the river, the first objects that attracted my attention were the small but neat buildings – chapel and schools – of the Roman Catholic mission. Next we passed and old dilapidated steamboat, and back of this, on the shore, waved the national Cambodian flag - blue with a red border, and emblems of peace and plenty in the centre ground. Then came the barracks, where are stationed a company of French troops, and the residence of the Commandant, or Protector, as he is styled, who represents French interest versus His Majesty’s. Anchored in the stream, opposite the Commandant’s residence, was a small gunboat, with a huge tricolour floating from the stern, another from the jibboom end, and still another from the captain’s gig ; there could surely be no mistake about the nationality of this craft. Farther down the river could be seen a brig, a war steamer, and a small despatch boat ; these were anchored abreast of the palace, and belong to the king.
 (…)
p. 107, 108
At two o’clock we stared forth, taking the main street, south, towards the palace. The city extends along the bank of the river for a distance of about three miles, and perhaps not more than half a mile at the farthest into the interior; on that side there is a low embankment of earth, erected recently – at the time of the Annamite trouble. There is no wall about Panompin, even around the palace. The main road run north south along the river ; there are a few cross-roads, but this is the street. It is about thirty feet wide, macadamised with broken brick and sand, and lined throughout its entire length, with little bamboo shops, the greater part owned by Chinese, many by Klings, and the remainder by Cambodian and Cochin Chinese. Many of these shops are gambling hells, some are used by opium-smokers, the Klings offer for sale miscellaneous European goods, and the Cambodians silks and cottons ; the Cambodian are celebrated for their manufacture of silk. The population of Panompin is about 20,000, and embraces Chinese, Cochin Chinese Klings, and Siamese, besides Cambodians. As we walked along, the street we crowded with natives. The Cochin Chinese were easily distinguishable from the Cambodians by their height, which is less than of the latter ; their frame, which is usually not muscular ; by their features, which incline more to the Mongolian cast ; and their manner of wearing the hair long and fastened in a knot or twist behind. The Cochin Chinese women were clothed in gowns which descended to the knees, and they seemed to much better-looking than, Siamese women.
We called first upon the favourite interpreter of the king – a native of Manilla, named Miriano, who spoke English very well – to engage his service in the expected interview with His Majesty. We next visited the chief aid-de-camp of the King – an English Jew – and found him busy on a new military uniform – covered with an enormous amount of gold lace, and with a pair of gilt epaulets fit for a field marshal – which he had made in Hong Kong, to be worn during the approaching fête. It appear about ten days from now a grand fête is to be celebrated in Panompin , on the occasion of the hair-cutting of the Princess, daughter of the King, upon her coming of age. His Majesty is making grand preparations for this fête, intending to eclipse all past attempts of this nature in Cambodia or event in Siam. The officials and many private individuals of Saigon are invited to be present and take part in the ceremonies.
Living the house of the aide-de-camp, we proceeded to that of the Prime Minister who is a brother of the King. His dwelling and grounds are pleasantly situated upon the bank of the river near the centre of the city, and present a decidedly European aspect. The audience or reception hall is about sixty feet long by thirty wide, and extends upward to the covered roof. The floor is covered with fine matting ; two or three cane chairs stand upon one side; the walls are adorned with about twenty looking glasses and a dozen engraving rather fitted for a bar room ; upon each of the centre posts are clocks – four in number, only two of which however, were going. The front of the reception hall was open, and was approached by three flights of stairs ; the garden in front was filled with beautiful flowers and plants. Sending in my letter from the Governor of Siamreap, the Minister soon appeared, and the customary salutation sat down, broke the seal, and commenced to read it aloud.
He was an old gentleman, well preserved – the affairs of state probably not demanding any great physical sacrifice – and he was clad in nought but a cotton panoung. We had no interpreter, but understood the Minister to imply that at five o’clock I could obtain an audience with His Majesty. Returning to Mariano’s house, my friend left me, and then the interpreter and myself proceeded to the palace.
(…)

Audience with the King of Cambodia

In a room about the centre of the palace, at a small round table, sat the King, a pleasant-looking person – thirty-six years of age, as he afterwards told me. He was a little man with intelligent and expressive features ; teeth blackened from the use of betel, wearing his hair after the Siamese fashion, the head shaved excepting a small tuft upon the crown ; upon the lip was a thin moustache ; and he was dressed in a white linen jacket, with gold buttons, and a silk panoung, his feet were bare, and around his neck was a fine gold watch chain, upon which were strung some rings, one or two of them set with very large diamonds. Upon the table was a most elegant and valuable set of frosted and engraved gold vase. Betel and tobacco boxes, cigar-holders, bottles, and pomade boxes ; some large atlas and superbly bound albums, two volumes of a pictorial history of England, a red cloth military cap very heavily embroidered with  gold thread, and some curiosities. I conversed with the King, through the interpreter, for upwards of an hour, principally concerning Burma and Siam, through the subjects of Panompin of and Cambodia were also introduced.
(…)
Page 109
The palace is but just completed. It was planned and its erection was superintended by a French architect, but it was built throughout by Cambodian workmen. The construction and furnishing is thoroughly European in nearly every part. Entering at the grand central door, the hall leads direct to the reception room, and this opens into the parlour. Upon the right of these rooms is the dining room, and upon the left the Library, staircase, and billiard-room – Billiards ? Yes, verily, and the King of Cambodia plays a ‘good safe game’.
(…)
Page 110, 111
The Library, which is furnished in green throughout ; the walls were covered with green paper ; the Brussels carpet was of a dark green, and the leather-seated and backed chains were large maps of the different continents of the world and fine engravings of Napoleon III. In one corner was a glass case, containing a small collection of books upon general literature in the French language, uniformly bound in red morocco, with the King’s arms stamped upon their covers. In another corner was a large geographical globe and some portfolios of maps and charts, and in another a black walnut writing-desk, with proper materiel. A magnificent bronze clock adorned the mantelpiece, and upon the centre table, besides large piles of books and a student’s lamp, were two marble statuettes – busts, the one of (wonders will never cease) Goethe and the other of Schiller. The King seemed to take much pride in calling attention to various articles in the room, though he probably understood their uses or applications less than the contents of any other room of the palace.
(…)
Then we all went up to the observatory, where a small telescope is mounted and stepping out upon the roof enjoyed an excellent view of the river and adjacent country ; but little of the city, however, could be seen, owing to the dense vegetation. An iron ladder leads to a small.
(…)
Still the King deserves great credit for the remarkable energy, his adoption of European ideas and notions ; notwithstanding he is said in despise his subjects now he no longer fears them, to mock at Buddha when he is the mood ; and to tread under foot the ancient etiquette.
Page 113
Early on one morning of my stay at Panompin, Mariano, the interpreter, called to offer his service for a visit to some of the public and royal building within the palace enclosure. We first looked in at some of the machine shops, where, with French overseers natives were working a saw-mill and a brass turning-lathe, and where there were forges for making metal vessels and musical instruments. Directly before the Palace building is the private office of the King, a handsomely furnished little room where His Majesty receives all visitors on business, behind it are the reception halls, to process of erection and nearly completed. These buildings, built of brick, with tiled roof and gaily ornamented in the Siamese style, are quite imposing.
The ambassadors’ grand audience hall is a room a hundred feet in length, forty in width, and thirty in height, and extending through its entire length, are two rows of massive square pillars ; the ceiling is to be finished in blue and gold. Not for from this magnificent building is the supreme court – a sala open upon three sides, and having at one end, for the King’s use, an elegant sofa, attached to which was a patent breech-loading riffle and a Cambodian spear, to be used by His Majesty in case of emergency or necessity for self-protection. There exists what is called ‘ a board of judges,’  but no case of importance can be tried without the presence of the King, from whose decision there is no appeal. Near and parallel to the supreme court is the royal theatre – a large shed open upon three sides, the floor covered with mats, and with a miserably painted scene at one end, though it is not here that plays are performed, as with us, a narrow gallery just beneath the roof being reserved for the ladies of the harem.
There are several small brick houses within the palace enclosure – the residences of princes, brothers of the King, and some of the higher nobles. In the barracks were about two hundred stand of arms- breech-loaders with sword-bayonets attached. In the King stables there were three carriages – a barouche, a rockaway, and a buggy – not in very good repair – and a dozen of more horses. Among the latter were two beautiful  grey, presented by H.I.M. Napoleon III. It is seldom that the king rides out owing to the very important desideratum of properly constructed roads.
 Pages 114, 115, 116
His Majesty was very sorry to hear ‘the foreigner’ did not intend ‘to remain for the fête , hoped he had enjoyed himself in Panompin, and said he would now present him a little souvenir . Thereupon the King sent for his keys, and opening a huge iron safe standing in a corner of the hall, took therefrom an extremely pretty gold pomade- box , and handed it to me wrapped in a piece of note-paper. This box was made by native workmen from native gold, pure and stained red, in the shape of a Cambodian pumpkin, the top of which was carved in a cluster of leaves, and the end of the broken (purposely) stem of which contained an uncut topaz. Its workmanship – the engraving embossing, and filigree – would delight the eye as well as puzzle the head (to know how so barbarous a people could produce such elegant work) of many of western gold artificer.
(…)
 Chinese, Prince and Attendant
 And cotton of better quality, and gamboge (whence the name of the country, Kambodgia or Cambogia) – a sweet-smelling resin which’ exudes from incision made in the stem of the Garcinia Cambogia, a very high tree, the fruit of which is eatable’. Pepper is raised and exported from this section of the country ; but the fishing and oil manufacturing  is all done above, in the Masap river and Lake Thalaysap. The provinces along the river are the best cultivated in Cambodia, though the country inland is, for the most part, level and fertile. We met with but few boats. Our course was nearly due south, the current helping our progress somewhat, and the wind also a little – acting as it did upon a wretched sail, about the size of a couple of pocket-handkerchiefs. At night the mosquitoes were so troublesome that sleep was only attainable through wrapping one’s entire person in a blanket.
Page 117
We rowed all day through a narrow creek, the banks of which were covered with jungle ; there were no villages, but the creek was full of boats – fishing-junks and see-junks – the most of them manned by Chinamen. Gradually this creek narrowed to about thirty feet and our progress was very slow, as it was crowded and jammed with huge rise boats – some of them with fourteen rowers – salt boats, fish-boats, and small general merchandise, which great difficulty in passing.
The next morning, at five o’clock, we suddenly came upon a part of the creek which was entirely blocked with boats, and it being low tide, all were embedded in the mud and could not be moved until the incoming tide should re-float them. Determined not to be thus baffled so near the end of our journey, we took two or three of the boatmen to carry our baggage, and started to walk along the bank of the creek toward a large town called Chalen, which Edwards thought could not be far distant. A walk of an hour, and  we  were in the heart of the town, and had engaged a gharry (we had arrived at semi-civilisation again) to take us in Saigon, about three miles over a good road. Chalen is a very large town, built upon both sides of the river, which is there crowded with boats of every description ; it was (and is now almost) the grand terminus of the Makong river and Lake Thalaysap trade, until Saigon, ten years ago but a small fishing village, was taken by the French. The population of Chalen consists mostly of Chinese ; the remainder are Annamites – with ta few.

Makong Bivek Boats

 Cambodians. Soon after leaving Chalen for Saigon we passed an immense Annamite (Chinese) cemetery – a mile square of old tombs – simple stone enclosures with small spires, which seem to indicate that there must have a large city hereabouts at one time, and tradition supports the supposition. Next we passed a few military storehouses, and then some large vegetable garden worked by Chinese, for supplying Saigon ; and afterwards we entered the straggling suburbs.
Ainsi, dans le développement de Saigon, à ses débuts, il n’y a pratiquement pas de participation des Vietnamiens, confirmant ainsi le témoignage d’Etienne Denis.    
Notons qu’en 1872, il n’y a pas de maisons flottantes à Phnom Penh, c’est-à-dire pas d’Annamites autres que quelques marchands et dans les chrétientés. C’est ce que confirme Khy Phanra dans sa thèse. Il est important de souligner que les premières constructions en dur à Phnom Penh, y compris le Premier Palais Royal sont faites par des techniciens et ouvriers entièrement Cambodgiens et qu’il y avait un atelier avec scie mécanique, tour mécanique etc. formés par un Français au service de Norodom. Le Faucheur a créé la première entreprise des Travaux Publics à Phnom Penh et a aidé aussi à créer celle de Saigon. Il a le projet de développer des entreprises industrielles au Cambodge avec des techniciens et ouvriers Cambodgiens. Il est hélas mort en 1974 à l’âge de 42 ans.
La décision de déplacer la capitale d’Oudong à Phnom Penh est le fait de Norodom :
p. 61-62
« Aujourd’hui (1864-1866), le roi Norodom y fait construire un nouveau palais et va s’y établir d’une manière permanente à l’abri de notre protectorat. Rien dans tout cela qui révèle une attitude volontariste du Français. Mieux encore durable et intelligente.
Déjà, au XVè siècle, lors de la première manifestation de recentrage du royaume (par le roi Ponéa Yat, après avoir reconquis Angkor) par rapport au réseau fluvial (de communication) du Mékong, le site avait servi de capitale, au moins pour un temps, l’agglomération étant situé le long du (fleuve) Tonlé Sap et protégée par un système de digues et englobant monastère, palais, quartiers d’habitation, bengs et rizières.[8]
p. 66-67
« Ce palais provisoire est un logement précaire, quand le roi décide le transfert de la capitale. Suivi par la cour, il se met en route je jeudi, quatrième jour de la lune croissante du mois de Bos, année du Bœuf, c’est-à-dire le 19 décembre 1865. Le choix du jour n’est, sans doute, pas innocent. Ce jeudi est un jour saint, veille du solstice d’hivers.
p. 69
« La ville se transformait, au moins dans le quartier chinois qui entoure le marché, au Nord du Palais Royal. (plus exactement au Nord du Vat Unnalom, maintenant Phsar Kandal et les bâtiments le long du boulevard Sisovath et du fleuve Tonlé Sap) Le grand besoin de briques et de tuiles motive certains Français. Le Faucheur, un aventurier, dans le bon sens du mot, ancien officier, parfois en difficultés avec les autorités coloniales, que L. Charles présente comme interprète, architecte et factotum du Roi (Norodom), également musicien, causeur et buveur, est devenu entrepreneur en bâtiments et édifie les maisons de Norodom. Dans une lettre de 1872, il écrit : « Après trois ans d’insistance, le Roi s’est enfin décidé à construire la ville en brique. A mon départ, j’avais déjà construit quarante maisons, soixante autres étaient achevées ». Il ajoute qu’il a passé un contrat avec un compatriote, Roustan, pour élever deux cents autres compartiments avant le 31 décembre de la même année. Il précise qu’il a aussi construit un marché couvert, un poste de police, mais qu’en tout il a suivi les plans du Roi qui a adopté presque entièrement l’architecture européenne.
  « Ceci confirme le rôle du souverain dans l’aménagement de la nouvelle capitale, mais peut-être faut-il relativiser la spontanéité et surtout l’ancienneté de son option de la construction en dur.
« En même temps, par nécessité pratique et politique, le roi se confinant dans la ville qui devait être un vaste chantier, l’autorité française dut suivre. C’était dommage car les travaux de remblaiement et d’installation à Kompong Luong terminés depuis la fin de 1864. Doudart de Lagrée parle avec émotion de son « palais », surtout dans les lettres charmantes adressées à sa belle-sœur : sa demeure était en bois, vaste, aérée, décorée de sculptures et de queues de paon, entouré de fleurs et d’arbres.
(…)
p. 75
« Moura propose de construire un nouvel édifice, où il logerait, avec une grande salle de réception, surtout pour les visites du roi. L’ancien logement suffirait pour le personnel et les bureaux. Le souverain était disposé à offrir le bois et l’usage de sa scie mécanique. Cette bonne volonté de Norodom était la bienvenue, car le budget du Protectorat était calculé au plus juste. Il suffit pour s’en convaincre de lire les correspondances entre les représentants français et le gouverneur de Cochinchine. »[9]
Ainsi les techniciens et ouvriers Cambodgiens construisaient le Premier Palais Royal et une centaine de compartiments pour les commerçants et un marché couvert. Juste au Nord du Vat Unnalom. Il est probable que les techniciens et ouvriers Cambodgiens en bâtiments continuaient à construire d’autres maisons pendant un certain temps avant la politique de vietnamisation imposée brutalement par Le Myre de Vilers, sur ordre de son ministre de tutelle. Toutes ces constructions restaient debout en 1970, ainsi que la maison de Boun Chan Mol située à l’Est du Vat Unnalom, entre le Vat et le fleuve Tonlé Sap. C’est une maison construite vers la fin du XIXè siècle de style extérieur européen, mais l’intérieur est de conception cambodgienne. Les premières constructions en dur à Phnom Penh sont dues aux seule Cambodgiens avec l’aide de Le Faucheur. Les premières constructions en dur à Saigon sont faites par le pouvoir colonial.
Il est intéressant d’avoir des indices concernant le sort du Palais construit par Norodom. Son sort est curieusement en partie lié à celui de la Maison de Fer. Celle-ci  reste toujours à l’intérieur du Palais actuel. La Maison de Fer, elle a un rapport avec Tour Eiffel de Paris et aussi avec le Canal de Suez.
Le Canal de Suez est l’œuvre du Français Ferdinand de Lesseps. Pour son inauguration par l’Impératrice Eugénie, le 16 novembre 1869, Napoléon III a commandé à Gustave Eiffel, une maison démontable pour abriter sa femme durant les cérémonies d’inauguration du Canal de Suez. Ce Canal va raccourcir énormément les relations de l’Europe avec l’Asie. Eiffel est connu de nos jours par la Tour qui porte son nom, construite de 1887 à 1889 lors de l’Exposition Universelle de Paris, pour célébrer le centenaire de la Révolution de 1789. Cette Exposition brille pour la première fois des lumières produites par la fée électrique et par la prouesse technique dans la construction d’une tour métallique de 300 m de hauteur, monument le plus haut du monde à cette époque et qui est maintenant le symbole de Paris.
Cette maison construite par Eiffel est démontée puis offerte au Cambodge. Elle est remontée sur à côté du Palais de Norodom vers 1876, au Sud. Elle est toujours à l’intérieur du Palais actuel. Elle est connue sous le nom de Maison de fer. Elle fut utilisée comme Bureau du Premier Ministre jusqu’à la fin des années 1930. Elle vient d’être restaurée par la France. Elle contient beaucoup de documents intéressant notre histoire. Elle est maintenant fermée même pour les historiens et les chercheurs.
Le Palais de Norodom est détruit dans les années 1930, sans avoir laissé des photos détaillées à l’extérieur comme à l’intérieur ainsi qu’un plan architectural de ce patrimoine culturel cambodgien. Nous n’avons qu’une description assez détaillée faite par Franck Vincent. En ce qui concerne le Palais actuel, il est important d’essayer d’en connaître le ou les architectes ainsi que les entreprises qui l’ont construit avec la nationalité des techniciens et ouvriers. Il est à remarquer que dans le nouveau Palais Royal, il n’y a pas une grande Bibliothèque comme dans les monuments d’Angkor et dans tous les palais du monde.
Nous souhaitons qu’il y ait une commission qui classe les constructions au Cambodge comme patrimoines nationaux, en particulier les pagodes avec des belles peintures murales. Il est regrettable qu’on ait déjà détruit, sans photos ni plan architectural, des vieilles maisons construites par des Cambodgiens au tout début du XX è siècle, comme celle de Poc Duc, fils de Poc, Premier Ministre de Ang Duong, entre la Pagode Unnalom et le fleuve Tonlé Sap.
De nos jours il y a encore des personnalités qui bravent les grandes organisations internationales et même des intérêts des grandes puissances pour faire valoir les capacités scientifiques, techniques, intellectuelles et artistiques du peuple cambodgien. Citons quelques exemples.
C’est le cas du pédiatre et violoncelliste Suisse Zurichois Beat Richner qui voulait construire des hôpitaux pour soigner gratuitement les enfants Cambodgiens des familles pauvres avec la qualité des hôpitaux suisses. Ce projet est contraire à la politique des grandes organisations internationales comme l’Organisation Internationale de la Santé (OMS), la Croix Rouges Internationale (CRI). L’OMS et la CRI veulent soigner les enfants des pays pauvres sur le principe « poor medical care for poor people in poor countries ». Malgré les opinions défavorables et des pressions des représentants à Phnom Penh des organisations OMS, CRI, UNICEF en 1991, peu de temps après la signature des Accords de Paris signés le 23 octobre, Richner arrive à Phnom Penh et a commencé à construit le premier hôpital baptisé Kantha Bopha, avec une entreprise cambodgienne utilisant exclusivement des techniciens et ouvriers Cambodgiens et guidés par des spécialistes étrangers. Le premier Hôpital Kantha Bopha est inauguré le 23 septembre 1992. Tout le personnel soignant est à 100% Cambodgien, payé convenablement et avec au début des spécialistes étrangers bénévoles. Le financement est assuré par les habitants de Zurich et plus tard en partie par le gouvernement suisse. A cette époque les grandes puissances dont le Japon utilisait uniquement des Vietnamiens disant que les Cambodgiens n’ont pas la capacité technique pour ce genre de travaux ou disent que les Cambodgiens sont des fainéants ! De fait ce premier Hôpital a parfaitement fonctionné en donnant des soins de la même qualité des hôpitaux suisses et avec les mêmes médicaments utilisés en Suisse. Le succès est tellement rapide qu’il a fallu l’agrandir sur un terrain proche. Le Japon négocie avec le pouvoir en place pour y construire une « Maternité » qui ne sera jamais réalisée. Sihanouk a remédié à ce contre temps intentionnel du Japon en offrant à Richner un terrain appartenant au Palais. (« Kantha Bopha. Combat d’un médecin suisse au Cambodge » éd. Le Nouveau Quotidien ERL. SA. Lausanne 1996, traduit de l’allemand, publié à Zurich en 1995 par Verlag Neue Zürcher Zeitung.)
Nous évoquons aussi la mémoire de notre regrettée la PHD en art, Américaine d’origine Suédoise Ingrid Muan qui a créé l’Institut Reyum pour développer la langue et la culture cambodgienne, hélas morte trop jeune à 40 ans en 2005. Notons aussi que Norodom est le premier Cambodgien à posséder une salle Bibliothèque avec une carte du monde, un Globe terrestre, une longue-vue et des montres et horloges. Notons aussi que l’interprète et les autres membres du personnel étranger de Norodom, ne sont pas des Français. Rappelons que les Siamois sont en relations avec les Européens depuis 1511 et les Annamites depuis 1535.
Maintenant nos voisins investissent massivement dans l’enseignement de la maternelle jusqu’à toutes les universités en utilisant comme langue véhicule leur langue nationale, de Siam depuis plus d’un siècle, Hanoi depuis 1945. Ce n’est pas encore, malheureusement, le cas pour le Cambodge en 2011. Les Grandes puissances ne nous aideront jamais à développer notre langue dans les universités scientifiques et techniques. En ce qui concerne la Cambodge, ce n’est pas dans leurs intérêts.
Il y a aussi beaucoup de documents cambodgiens non encore exploités comme les satras, les Chroniques Royales, les thèses et écrits des Cambodgiens et aussi étrangers non encore bien exploités. Penn Nouth a laissé ses Mémoires, confiés à sa femme. Les documents des sociétés commerciales comme « Denis Frères » sont très intéressants, car influencés par les intérêts commerciaux et très peu influencés par des intérêts politiques. Le témoignage de l’Américain de Franck Vincent est celui d’un touriste avec les subjectivités d’un touriste. Sa description d’un Vietnamien est à noter « The Cochin Chinese were easily distinguishable from the Cambodians by their height, which is less than of the latter ; their frame, which is usually not muscular ; by their features, which incline more to the Mongolian cast ; and their manner of wearing the hair long and fastened in a knot or twist behind ». A comparer avec l’opinion des colonialistes sur les Cambodgiens. Chacun selon ses subjectivités ! Il y a beaucoup de documents consultables, aussi sur internet, comme le cas des détails de l’arrivée des Portugais à Malacca et à Ayuthia en 1511, par exemple. Il n’y a pas seulement que les documents sur le Cambodge, il y a aussi de nombreux documents qui concernent notre histoire. Il y a intérêt que nos historiens ouvrent largement leurs fenêtres sur le monde extérieur.  Il y a aussi la mémoire de nos compatriotes, même de nos jours, en sachant leur poser des bonnes questions comme, par exemple, ce que leurs ancêtres ont fait, en particulier durant la guerre de libération sous Ang Duong ou durant l’Insurrection de 1885-1886. Il n’est pas encore trop tard. Il y a les résultats des fouilles archéologiques comme celles faites par l’Université d’Hawaii avec des archéologues Cambodgiens. Il y a les fouilles sous-marines faites par des archéologues Chinois sur une épave d’une jonque chinoise, datée du XVIIè siècle, avec toute sa cargaison au large de la province de Koh Kong. Le plus important est de savoir leur poser de bonnes questions. Il est, aussi, indispensable, depuis 1511, de placer notre histoire dans le contexte de l’histoire mondiale, plus particulièrement depuis l’arrivée des Portugais au début du XVIè siècle. Mak Phoeun a pu écrire son article cité plus haut d’après les Chroniques Royales. Il y a donc des sources cambodgiennes non encore bien exploitées.
Que nos deux voisins continuent à écrire que le Cambodge est leur vassal avant l’arrivée les Français est dans leurs intérêts. C’est compréhensible. Les historiens étrangers continuent aussi à l’écrire à la suite des historiens français, c’est une façon de nous faire croire que le peuple cambodgien n’est pas assez mûr pour gérer son pays seul lui-même. Il faut essayer de comprendre pourquoi ? Est-ce pour essayer de justifier la vietnamisation du Kampuchea Krom rebaptisé Cochinchine ? (lire le texte de la Conférence de Louis Malleret : Conférence d'information, faite à Saigon, le 17 décembre 1945, sous le patronage du Bureau des Affaires Culturelles du Service Fédéral de l'Instruction Publique, pour les officiers et fonctionnaires du Corps Expéditionnaire de l'Indochine. Publiée dans « Bulletin de la Société des Études Indochinoises » Tome XXI 1er semestre 1946 » ; et aussi la politique coloniale de vietnamisation du Cambodge : lire la thèse de Khy Phanra : « La Communauté Vietnamienne au Cambodge sous le Protectorat Français (1863 – 1953) »[10]. Il nous appartient à nous Cambodgiens de montrer que Ang Duong est notre dernier Grand Roi qui régnait sur un Cambodge indépendant, en pleine réorganisation politique, économique, culturelle et militaire, avec des résultats que nous venons de voir plus haut. Les produits Cambodgiens ont permis le développement du port de Saigon à ses débuts. Ce qui prouve que le peuple cambodgien est capable de mener à bien le développement économique de son pays. Une meilleure connaissance de notre histoire est aussi un apport indispensable pour notre confiance dans l’avenir de notre nation.
Maintenant nous savons que le sous-sol  notre pays contient d’énormes richesses d’ordre hautement stratégique pour les grandes puissances, comme le Titane, les Terres rares et le pétrole, par exemple. Avons-nous des scientifiques et des ingénieurs pour gérer ces exploitations ? Par exemple pour le pétrole, avons-nous un nombre suffisant de scientifiques et d'ingénieurs qualifiés pour contrôler son exploitation ? Nous avons du pétrole, pourquoi n’avons-nous pas encore une raffinerie pour ne plus dépendre de nos voisins en essence et kérosène ? N’est-il, donc, pas urgent et indispensable de former rapidement, annuellement de 10 000 à 15 000 scientifiques et ingénieurs de bon niveau ? Dans notre région, le Cambodge est le seul pays à ne pas investir massivement dans l’enseignement de la maternelle jusqu’aux universités dans toutes les disciplines, particulièrement en sciences et techniques et dans les départements de l’histoire et des sciences humaines. N’est-elle pas la raison principale qui explique notre très grand retard par rapport à nos voisins et aussi à tous les autres pays de la région qui, eux, sont déjà des pays développés ! Sans ces efforts, ne risquons-nous pas de subir le sort des pays africains où les grandes puissances et aussi nos voisins viennent piller nos richesses minières et laisser la population vivre dans l’ignorance, la pauvreté et la maladie ? Chez nous il y a, en plus, la convoitise de nos voisins. Rappelons que les pays développés forment, annuellement, environ 1 pour mille habitants, de scientifiques et d’ingénieurs de bon niveau par an. C’est ce que font nos voisins qui forment annuellement 50 000 scientifiques et ingénieurs de bon niveau. Dans l’histoire l’ignorance d’un peuple est toujours exploitée par d’autres plus instruits. C’est le cas pour le Cambodge jusqu’à présent.
(Suite Partie 8) ... http://khemara.blogspot.com/2011/04/ang-duong-la-guerre-pour-chasser-les.html

[1] « Conférence d'information », faite à Saigon, le 17 décembre 1945, sous le patronage du Bureau des Affaires Culturelles du Service Fédéral de l'Instruction Publique, pour les officiers et fonctionnaires du Corps Expéditionnaire de l'Indochine. Publiée dans « Bulletin de la Société des Études Indochinoises » Tome XXI 1er semestre 1946. Le texte complet de cette Conférence de Louis Malleret en fichier joint. Malleret a découvert le site de Oc Eo d’après des informations concernant les noms de lieu, anciens de la région. Malleret pense que les Cambodgiens peuvent donner des indications concernant des les lieux historiques de l’ancien Fou Nan.
[2] Etienne Denis, page 153
[3] Alain Forest « Le Cambodge et la Colonisation Française », Édition L’Harmattan, Paris 1980, page 441.
[4] Revue d’histoire des religions, t. I, 1880.
[5] Cité dans « The Royal Palace of Phnom Penh and Cambodian Royal Life », Julio A. Jeldres, éd. Allied Printers, Bangkok 1999, page 27.
[6] Affiche placardée à Kompong Luong en août 1885 ; cité par P. Branda : « ça et là, Cochinchine et Cambodge, l’âme khmère, Angkor », éd. Lib. Fischbacher, 1887, p. 178.
[7] « Alain Forest : « Le Cambodge et la Colonisation Française (1897 – 1920) » Ed. L’harmattan, Paris 1980,  page 13
[8] G. Coedes « La Fondation de Phnom Penh au XVè siècle d’après les Chroniques Royales Cambodgiennes », in « Bulletin de l’Ecole Française d’Extrême Orient » t. XIII, 1913, n°6, p. 6-11.
[9] Article par Pierre-Lucien Lamant « La Création d’une Capitale par le Pouvoir Colonial : Phnom Penh », dans « Péninsule Indochinoise Etudes Urbaines » Sous la Direction de P. B. Lafont, édition L’Harmattan, Paris 1991.
[10] Ces deux textes sont disponibles en PDF sur demande.

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